Sorti en 2010, Black Swan de Daren Aronofsky est un film sur la folie, dans la même veine que Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? et Rosemary’s baby, mais en beaucoup moins talentueux.
L’histoire met en scène une danseuse et son double maléfique qui prend possession de son esprit à l’occasion de la création et de la représentation du ballet Le Lac des Cygnes (version Bolchoï).
Au commencement, Aronofsky souhaitait réaliser un film sur le sujet du double. Il s’est rendu à une représentation du Lac des Cygnes après avoir lu Le Double de Dostoïevski et l’idée a germé d’utiliser le cadre du ballet classique pour raconter son histoire.
Black Swan n’est donc pas un film sur la danse et cela se voit. Outre des effets spéciaux assez moches, les scènes dansées font l’objet de prises sans relief, sans discernement et sans amour. J’ai eu l’impression que Black Swan était l’antithèse des Chaussons Rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger.
Parfois, j’ai même eu le sentiment qu’Aronofsky et son équipe dépréciaient le travail physique et artistique du ballet. Seule la brutalité de la discipline est filmée de telle sorte que les danseurs et les danseuses passent pour une bande de masochistes grotesques, obsédés par la nourriture et le sexe, en quête de l’inatteignable geste parfait. Pas une image sur le plaisir de la danse, sur sa capacité à changer la chair en art. Les gros plans du visage de Natalie Portman lorsqu’elle interprète la mort d’Odette sonnent faux et pour cause : ce n’est pas elle qui danse.
D’où une polémique intéressante. En effet, le jour où Aronofsky a choisi pour cadre de son film le ballet classique, il aurait été cohérent de choisir pour les rôles de danseuses et de danseurs des … danseurs et danseuses. Il y a sans conteste des professionnels capables de jouer devant la caméra.
Mais non.
Sarah Lane, première danseuse à l’American Theater Ballet, est engagée pour doubler Natalie Portman à charge pour les effets spéciaux de remplacer le visage de Sarah par celui de Natalie. Dans son contrat, il n’est pas prévu que son nom apparaisse au générique. Ce qui est pour le moins inhabituel.
Et pour cause.
L’équipe du film vise les Oscars, notamment celui de la meilleure actrice pour Portman. Or, le jury des Oscars récompense particulièrement les rôles dans lesquels les acteurs modifient leur apparence et acquièrent des compétences particulières (sauf quand ils saquent Di Caprio dans J.Edgard…) Les membres du jury veulent croire au Père-Noël, quitte à faire étalage de leur inculture.
Dès lors, l’équipe du film va mettre l’accent sur le travail de préparation et de transformation de Portman, sur ses capacités de danseuse, proclamant par la voix de Millepied, complice de ce mépris pour le talent et le travail de danseur, que 85% des scènes de danse ont été exécutées par Portman.
La vérité est ailleurs.
Même avec un entraînement de 5 heures par jour durant 18 mois, Portman ne tient pas sur des pointes, son port de bras est inexistant, son corps ne danse pas. Personne ne peut acquérir en 18 mois ce que d’autres mettent 20 ans à maîtriser. Toutes les scènes de danse où apparaît la totalité du corps de la danseuse ont été exécutées par Sarah Lane. Le contraire est tout simplement impossible.
La morale de l’histoire.
Portman reçoit l’Oscar. Le jury et le public se plaisent à croire que n’importe quelle femme dotée de volonté peut un jour danser Odette/Odile. J’avoue que j’ai tout de même été surprise par le niveau d’inculture – et d’arrogance – dont témoigne cette histoire.
Je pensais que la danse classique, la plus respectée de toutes – et souvent la plus méprisante à l’égard des autres – était à l’abri d’une telle mésestime.
C’est d’autant plus choquant que le film prend pour cadre Le Lac des Cygnes, célèbre ballet où la virtuosité italienne se mêle à l’académisme russe, où la première danseuse exécute une fameuse série de fouettés en tournant (en 1893, Pierina Legnani en effectue 32). Comment est-il possible pour un metteur en scène et une actrice diplômés de Harvard de faire preuve d’un tel esprit de supériorité à l’égard d’artistes qui consacrent leur vie à l’effort et à l’esthétique ?
Hélas, leur attitude traduit l’habitude intellectuelle de traiter la danse comme le dernier art à honorer.
Et les danseurs comme les derniers à employer dans un film ayant pour cadre le ballet.