« Elle dansa la danse des flammes, celle des épées et des lances ; elle dansa la danse des étoiles et celle de l’espace. Puis elle dansa la danse des fleurs dans le vent »
La parabole intitulée La Danseuse est extraite du recueil L’Errant paru en 1932, un an après la mort de Gibran Khalil Gibran.
Dès les premiers mots, le lecteur est transporté en des temps immémoriaux en un lieu qui n’a pas d’existence réelle mais dont le nom évoque un orient imaginaire.
C’est pourquoi cette parabole est souvent associée à la danse orientale, celle des temples et des palais des cités antiques du Moyen-Orient.
Le Larousse nous dit qu’une parabole est un genre littéraire consistant en une comparaison développée dans un récit conventionnel dont les éléments sont empruntés à la vie quotidienne et permettant de concrétiser un aspect de la doctrine.
La Danseuse serait donc la forme d’une sagesse au-delà de la scène évoquée. Est-ce un hasard si cette vérité s’incarne dans la danseuse ?
Gibran Khalil Gibran est né dans l’actuel Liban en 1883 dans une famille maronite aux revenus modestes. A l’âge tendre, Gibran reçoit un embryon d’instruction auprès des prêtes. En plus de la lecture de la Bible, il apprend l’arabe. La situation de la famille se dégrade quand son père rencontre des déboires financiers et sa mère décide alors de tenter sa chance aux Etats-Unis. Mère et enfants arrivent à South End à Boston en 1895.
Gibran apprend l’anglais et se distingue en dessin et en aquarelle. Dès 1898, il est employé pour illustrer des couvertures de livres. Gibran est séduit par les courants classique et le romantique européens, de telle sorte que sa mère l’envoie à Beyrouth afin de parfaire sa connaissance de la culture moyen-orientale. Il y poursuit ses études. En 1902, les décès de sa sœur puis de sa mère le contraignent à revenir à Boston. En 1904, il expose pour la première fois dans cette ville et rencontre Mary Elizabeth Haskell qui sera sa bienfaitrice tout au long de sa carrière et de sa vie. En 1905, il publie ses premiers livres en arabe avant de partir à Paris pour perfectionner ses apprentissages artistiques et nourrir sa passion de la peinture. De retour à New York, il commence à écrire en anglais son chef d’œuvre Le Prophète qui paraît en 1923. Il meurt de maladie en 1931.
Son œuvre littéraire a bousculé les codes de la littérature arabe et a influencé de nombreux artistes. Ses 700 dessins sont rassemblés au Mathaf.[1]
Gibran est une des références de la contre-culture des années 1960 et du courant New Age.
Inspiré par le symbolisme et le surréalisme, fort de son instruction religieuse et artistique, Gibran croit en la perfectibilité ontologique de l’homme et en son désir de se détourner du mal. Ces éléments de l’âme humaine lui permettraient de communiquer directement et personnellement avec l’Esprit.
Est-ce cette relation avec une vérité qui dépasse l’individu dont il est question dans La Danseuse ? La danse serait la mise en œuvre d’une âme dans un corps. Mais cette âme est-elle celle de la danseuse ou celle d’une Beauté par-delà sa personne ? La danse serait-elle l’empreinte de l’engagement total jusqu’à l’oubli de soi, de telle sorte qu’apparaîtrait non pas l’âme de la danseuse, mais Quelque chose de plus grand encore, comme les flammes, les épées et les lances, les étoiles, l’espace et les fleurs dans le vent ? Quelque chose qui serait si grand qu’il doive être présent tout à la fois dans la tête de la danseuse, dans son cœur et dans sa gorge ?
Alors, dans La Danseuse, Gibran témoignerait moins de ce qu’il a vu que de ce qui est à atteindre.
« Jadis se présenta à la cour du Prince de Birkasha une danseuse avec ses musiciens. Elle fut admise à la cour et dansa devant le prince sur la musique du luth, de la flute et de la cithare.
Elle dansa la danse des flammes, celle des épées et des lances ; elle dansa la danse des étoiles et celle de l’espace. Puis elle dansa la danse des fleurs dans le vent.
A la fin, elle se mit debout devant le trône du prince pour s’incliner devant lui. Le prince lui demanda de s’approcher, et il lui dit : « Belle femme, fille de la grâce et de la joie, d’où vient votre art ? Comment pouvez-vous commander tous les éléments dans vos rythmes et vos rimes ? »
La danseuse s’inclina de nouveau devant le prince et répondit : « Puissante et gracieuse Majesté, je ne connais pas la réponse à votre question. La seule chose que je sais est ceci : l’âme du philosophe réside dans sa tête, l’âme du poète se trouve dans son cœur ; l’âme du chanteur demeure autour de sa gorge, mais l’âme de la danseuse vit dans son corps tout entier. »
[1] Musée d’art moderne de Doha (Qatar)