Je frappe, et la patronne ouvre la lourde porte donnant dans une réserve propre et sèche. La porte se referme sous son poids. Je note qu’elle ne se déverrouille que de l’intérieur, en enfonçant la barre qui la traverse, à mi-hauteur, dans le sens de la largeur. Immédiatement, les parfums mêlés des légumes et des fruits secs stockés sur les étagères m’entourent. Il fait bon.
La pénombre de la pièce est trouée par la lumière qui s’échappe de l’entrée de la cuisine. Je suis conduite jusque-là, et présentée à toute l’équipe. La propreté méticuleuse et la clarté presque aveuglante qui règnent dans cette cuisine organisée avec méthode me rappelle une salle d’opération. A l’autre bout, de chaque côté, une porte battante avec hublot conduit à chacune des salles : la bleue, sur l’avant ; la rose et bleue sur l’arrière.
Je connais les lieux. C’est ici, il y a deux ans, que je vois la première danseuse orientale de ma vie. Le coup de foudre. Depuis, je ne doute pas que c’est cela que je veux faire. Et je me rends soudain compte que ma détermination et ma passion me conduisent vite au point fixé.
De retour dans la réserve, j’installe mes affaires sur l’espace laissé vide sur l’étagère pour ‘la Danseuse’. Avec un frisson, je réalise que JE suis ‘la Danseuse’ ce soir. Je suis déjà maquillée. Je déplie mes costumes. Deux passages d’environ 12 minutes par salle. Deux costumes. Une entrée avec voile, parce que la disposition des salles le permet. Deux musiques choisies avec soin. Des musiques que j’écoute depuis un an, sur lesquelles je me vois danser, sur lesquelles je danse durant des heures. Sur chaque boitier de CD, j’ai collé avec application une étiquette mentionnant le numéro du morceau et l’ordre de passage. Aujourd’hui encore, les boîtiers de mes CD portent ces étiquettes marquant les étapes de mon voyage dans la danse orientale. Je n’ai pas de chorégraphie, j’improvise, c’est ce que je fais le mieux.
J’assouplis et dynamise mes muscles. L’ondoiement de ma longue jupe, le cliquetis des sequins, le murmure des franges de perles qui frémissent à mes hanches, tout cela fait que je ne suis plus moi-même, mais ‘la Danseuse’ appartenant à une tradition millénaire, où danse, voyage, nourriture et amour s’entremêlent.
Les salles sont aménagées avec goût : tables à plateaux de cuivre, banquettes en demi-lune et chaises au tissu épais. Des tapis recouvrent le sol, et, de part en part, des éléments de décoration scintillent et reflètent l’éclairage tamisé. Il est possible de circuler avec aisance entre les tables, le long de chemins désertés par les serveurs qui suspendent toute activité le temps du passage de ‘la Danseuse.’
Mon premier contact avec la salle, et c’est toujours le cas, c’est une sensation sous les pieds. Parce que je passe du carrelage de la cuisine aux tapis des salles. Mais aussi parce que le sol où des gens attendent l’arrivée d’une danseuse orientale n’a pas la même résonance que celui où je me déplace tous les jours.
J’apparais au milieu des convives après que l’introduction musicale ait capté leur attention. Certains retournent rapidement à leur assiette, mais la plupart attendent ma venue à leur table. Avec chaque groupe, je prends le temps, inspirée par la musique et par leurs réactions. Ici, des ‘Pieds-Noirs’ dont les yeux brillent de l’éclat des souvenirs, là, une mère et ses deux filles adolescentes venues dîner entre femmes, plus loin, des copains fêtant un enterrement de vie de garçon, et, là-bas, une très jeune fille fascinée qui, un jour peut-être, me remplacera. C’est un moment de partage spontané, où chaque relation est unique, faite de distances et d’unions.
Dans la nuit, quand tout est terminé, que les costumes se balancent mollement dans l’air nocturne, je flotte encore loin de moi-même.
*Je profite de cet article pour remercier toutes celles et ceux qui m’envoient des photos en souvenir des moments de danse partagés. Sans vous, ce ne serait pas pareil 😉