Les ibères auraient été les premiers occupants de l’actuelle Espagne. Puis sont venus les celtes et naquit la population des celtibères. Au fil des décennies, les grecs, les phéniciens et les carthaginois se joignirent à eux. A la chute de l’empire romain, au Vème siècle, les barbares venus de Scandinavie prirent rudement le pouvoir. Il établirent une royauté élective dont les non wisigoths étaient exclus. Cela étant, ils goûtèrent les raffinements de la culture romaine, qu’ils conservèrent. Ils se sont convertis au catholicisme autour de 589.
Face à la péninsule, sur la côte africaine, se trouve la ville de Ceuta. Au VIIIème siècle, elle est gouvernée par un byzantin, le comte Julien, vassal du roi wisigoth qui règne sur l’autre rive. Il a une fille, Florinda.
C’est ainsi que tout commence.
Florinda n’est pas une beauté, mais elle est de noble lignée et il convient qu’elle aille faire ses classes dans l’aristocratie pour contracter une alliance qui lui apporte sécurité et prestige. Le comte Julien l’envoie donc à la cour du roi Rodrigue, à Tolède, sur les bords du Tage.
A la cour, la jeune reine Egilona est sans illusions sur les frasques de son royal époux et de ses camarades de combats et de plaisirs. L’attitude très aérée des jeunes wisigoths la contrarie, tandis que la réserve distinguée de Florinda la séduit.
L’inconvénient est que Rodrigue aussi est séduit. Non, par les qualités délicates de Florinda, mais par sa silhouette callipyge. Cela se serait passé durant une baignade estivale dans le Tage. Le teuton ne se tint plus. Rodrigue prit de force Florinda, laquelle, par un message codé, demanda à son père de la tirer promptement des ardeurs du norrois.
En qualité de vassal, le comte Julien dispose de peu de marge de manœuvre. Il lui faut ravaler l’offense. Le légende raconte, qu’alors qu’il prend congé de Rodrigue, ce dernier lui demande avec désinvolture de lui rapporter, lors de sa prochaine venue à la cour, des éperviers de chasse, dressage dans lequel excellent les méditerranéens.
Le comte l’assure que, lors de sa prochaine visite, il viendra avec les plus beaux sacres. Rodrigue ignore que « sacre » est le nom du faucon en langue arabe.
En Afrique du nord, les « sacres » reprennent leur souffle. Ils sont venus péniblement à bout des berbères et n’ont nullement l’intention de se lancer dans l’inconnu d’une conquête européenne. Cela prendra du temps, et la mise en jeu de forces invisibles, comme le souhait de Constantinople de détourner les ambitions du califat de Damas vers d’autres terres que les siennes.
Toujours est-il que dans la nuit du 27 au 28 avril 711, le général Târiq ibn Zyâd accoste les côtes espagnoles. Les deux armées s’affrontent le 19 juillet à Guadalete. Rodrigue périt, sans doute noyé.
Les wisigoths se replient à Merida où Egilona organise une farouche résistance, si efficace que le gouverneur général de l’Occident musulman (à ce moment les territoires d’Afrique du nord) Mûsâ ibn Nusayr, appelle son deuxième fils, ‘Abd al-‘Azîz, à la rescousse.
Une fois la victoire acquise, il le nomme premier gouverneur d’Al-Andalus qui vient de naître.
‘Abd al-‘Azîz est un guerrier impétueux, mais également un lettré et un esprit fin. Il applique à la lettre le verset du Coran qui veut que : « S’ils penchent pour la paix, penches-y toi-même. » Les traités de vassalité se concluent avec les seigneurs goths, en des termes cléments, pour une époque qui ne l’était guère, notamment dans les terres au nord de la Garonne.
Installée à Séville où les otages de prix ont été transférés, Egilona demande audience. Ainsi, elle se présente devant le jeune oriental auquel elle a donné un peu de fil à retordre. Et lui annonce directement que, s’il prévoit de l’envoyer dans un harem de Damas, elle usera du seul pouvoir lui restant, celui de mettre fin à ses jours.
Jeune, mais point novice, ‘Abd al-‘Azîz lui fait une réponse pleine de charme, à savoir que le destin de chacun est entre les mains du Miséricordieux et qu’il ne lui appartient ni à elle, ni à lui, d’en décider. Quant à lui, il se fait un devoir de la traiter bien et de veiller sur elle.
La légende ne dit pas ce que fut la réponse d’Egilona. Peut-être demeura-t-elle bouche bée. Mais, femme de tête et d’état, il est possible qu’elle savoura son objectif atteint, et qu’ ‘Abd al-‘Azîz sut parfaitement bien qu’elle le fit.
Dès lors, quand le comte Julien suggère au jeune oriental de prendre la reine pour épouse, ce dernier l’envoie faire la cour en son nom, au motif que la panique de ne pas être aimé en retour le paralyse. Pas dupe, le vieil homme s’acquitte loyalement de sa tâche, et le mariage est célébré.
Cette union est le berceau d’une civilisation. Les co-religionnaires de chacun des époux y voient les fondements de la paix et de la prospérité.
Et ce d’autant que l’amour s’en mêle et que le mariage est légitimé par la naissance d’un héritier ‘Asim.
Egilona vit à la mode arabe, mais conserve sa religion. Dans la résidence que l’oriental fait aménager, il veille à ce que l’église soit préservée pour que son épouse soit libre d’accomplir les rites qui sont les siens.
L’intelligence et la culture au pouvoir provoquent des réactions fortes chez ceux qui souhaitent que nous restions dans la fange. A Damas, ‘Abd al-‘Azîz et le modèle de civilisation qu’il ébauche sont contrariants pour les ultras.
L’oriental sent la menace planer. Il confie à un fidèle parmi les fidèles le soin de protéger son épouse et son fils en cas de malheur. L’homme désigné s’en acquittera au péril de sa vie, et Egilona et son fils seront saufs…avant qu’elle ne disparaisse deux ans plus tard, peut-être assassinée.
C’est dans une église partagée pour moitié en mosquée – lieu symbolique s’il en est – qu’‘Abd al-‘Azîz est assassiné, alors qu’il effectuait sa prière du matin.
Cet assassinat provoque un sentiment d’horreur dans la population d’Al-Andalus. A tel point que le califat de Damas est contraint d’inventer de toutes pièces l’histoire d’un ‘Abd al-‘Azîz manipulé par son épouse chrétienne, qui ourdissait la sécession d’Al-Andalus pour coiffer la couronne des goths.
Ces sornettes ne prennent pas. Et c’est la mort du calife, un an plus tard, qui apporte un certain apaisement.
L’une des plus brillantes civilisations européennes est née d’un combat, d’une alliance et d’une étreinte. Elle est encore assassinée par le déni.
Elle vit fleurir et prospérer la médecine, la philosophie, l’astronomie, la chimie, la poésie, la musique, et même la sculpture, sans parler de l’architecture, et de l’art de vivre, y compris la viticulture.
« Si nous avions perdu la bataille de Poitiers, en 732, la Renaissance aurait eu lieu deux ou trois siècles plus tôt. » *
* Georges DUBY