* Dans cet article, le masculin est employé comme neutre.
En 711, l’armée du califat omeyyade de Damas accoste les côtes de l’Espagne. C’est l’acte de naissance d’une civilisation qui va durer jusqu’en 1492.
Vont se succéder l’émirat puis le califat de Cordoue, la fragmentation du royaume en pouvoirs indépendants appelés les « taifas », et les empires berbéro-andalous almoravides et almohades.
Traversée par des individualités capables d’innovations dans des conditions matérielles et spirituelles qui facilitent la transmission, cette civilisation donne naissance à de nombreux concepts actifs dans la pensée moderne.
L’esprit qui embrasse le monde et ses phénomènes, tel celui que revendiquent les encyclopédistes 800 ans plus tard, existe déjà en Andalousie. Les philosophes sont médecins, les médecins sont poètes, les poètes sont mathématiciens, les mathématiciens sont théologiens, les théologiens sont architectes.
Et tous sont amoureux.
La civilisation andalouse semble être le berceau de la conception la plus exquise de l’Amour. Certes, c’est une civilisation hiérarchisée où l’individu est au service de son groupe familial, voire de son clan.
Cependant le sentiment amoureux y est hautement considéré, alors qu’il conduit à la dissidence et à l’affirmation individualiste.
« Pour le meurtre passionnel, ni prix du sang, ni talion »
Ainsi pense le juriste Ibn ‘Abbâs. Cette mansuétude à l’égard de l’amoureux coupable trouve écho dans la devise « En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis » et dans l’avertissement tendre et féroce de Carmen « Si je t’aime, prends garde à toi. »
Car l’Amour est un accident. Il est une insécurité, une fulgurance et un saut dans l’abîme.
Il frappe les plus rationnels, les plus sages et les plus disciplinés, ainsi que les plus chastes et les plus acharnés à l’étude. « Je me souviens d’un jeune homme, d’un caractère viril, de l’élite de nos compagnons, qui fut frappé d’amour pour une jeune esclave cloîtrée. Il en devint fou, et sa passion lui ôta beaucoup de ses mérites. »
L’Amour « bouleverse les complexions naturelles et les caractères innés. » Il métamorphose les êtres : « Combien d’avares devenus libéraux, que de sourcilleux déridés, que de lâches rendus braves, de lourdauds élégants, d’ignorants cultivés, de malpropres poudrés, de pauvres hères embellis ; que d’hommes d’âge retombés en enfance, de dévots soudain trop hardis et de virginités déchirées ! »
« La passion est un prince obéi »
Nul n’échappe à ses décrets « Ses ordres ne souffrent pas d’objection, ses lois ne tolèrent pas la rébellion. On n’envahît pas son empire, l’obéissance ne s’y marchande pas, on ne s’y dérobe pas à son devoir. Il défait ce qui était lié, dénoue ce qui était tressé, libère ce qui était gelé, renverse ce qui était établi, s’invite dans les logements du coeur et y autorise l’interdit. »
L’Amour est une « séduction spirituelle, une fusion des âmes qui s’élèvent à leur principe premier. »
Seule la mort peut faire disparaître le véritable Amour, contrairement aux autres formes d’attachement qui disparaissent avec leur raison d’être. « Qui se console parce qu’il s’ennuyait n’était pas un véritable amant. Il s’en était donné les signes extérieurs, et ses prétentions à l’amour étaient celles d’un faussaire. Celui-là ne cherche que le plaisir, et ne se hâte qu’à jouir. »
Ibn Hazm, éloigné des préjugés dominants de son époque, atteste qu’en matières d’appétits à satisfaire, les hommes comme les femmes sont des forcenés. Mais l’amour « n’est pas la recherche du plaisir, et les signes qui témoignent de l’un et de l’autre sont assez éloignés pour que nul ne les confonde. »
Parce qu’il est une affaire d’âmes, l’Amour apparie et rapproche ceux et celles que leurs goûts et leurs existences devaient tenir éternellement éloignés. Il fait trouver belles les imperfections : « nous en voyons souvent qui sont émus par une beauté moindre, qui savent pourtant qu’il y a mieux ailleurs, et dont le coeur ne trouve pas à s’échapper. Et si c’était affaire d’accord de caractères, nul ne tomberait amoureux de qui ne l’y aide pas, et ne s’accorde pas avec lui. »
« Souvent, pour conduire l’amour jusqu’au coeur, un seul regard suffit. »
Alors, les symptômes du désastre apparaissent. L’amant ne quitte plus des yeux l’aimé. Inconsciemment, il tente de se le rendre proche en calquant ses mouvements sur les siens.
Il aspire à la solitude, « la nourriture lui reste dans la gorge » et l’insomnie le frappe.
Le sortilège transforme l’idiot en perspicace et le distrait en observateur car « l’attention que l’amant porte à son aimé, la mémoire qu’il garde de tout ce qui vient de lui » sont des signes de l’Amour.
Le sage tente d’éviter l’Amour comme le marin le fait pour les hauts fonds : « Qui a l’âme fière cachera sa passion pour décevoir l’attente de ses ennemis, et pour leur faire voir, à eux comme à l’aimé, l’insignifiance de tout cela. » Mais c’est en vain, car nul n’est maître de son coeur.
Il faut alors se satisfaire de ce qu’accorde l’aimé.
Cela peut être l’union. Il s’agit du plus haut niveau de bonheur terrestre que l’Humain puisse atteindre.
Mais, il n’est pas rare que cette union soit impossible ou que l’aimé se refuse. Dans ces cas, il faut savoir se contenter d’apercevoir l’aimé, de posséder des objets qu’il a touchés, de fréquenter des personnes qui viennent de son pays, voire de le rejoindre en rêve.
Si l’Amour ne meurt pas, néanmoins, il faut parfois s’en consoler.
L’oubli est une consolation assez vile, qui est admise dans la mesure où l’aimé est particulièrement rude. La trahison, notamment, autorise, et même appelle, l’oubli. « Rien n’appelle mieux la consolation que la trahison chez une âme née libre et qui se respecte, chez un caractère mâle. Qui la tolère est un homme de rien, une âme basse, qui aspire à peu, et dont l’honneur s’est affaissé. »
C’est la patience qui est la consolation des âmes certaines qui dominent leur nature.
Quand l’engagement est sans réponse, seul le destin s’accomplit.
Alors, l’Amour noble et véritable se manifeste par la fidélité de l’amant. « Même quand le désespoir tombe, quand la colère affermit son règne, il y a de la douceur à épargner celui qui a trahi, à protéger celui qui fait mal, à sauver celui qui blesse, quand le souvenir de ce qui fut oppose encore sa tendresse au ressentiment pour ce qui est. Respecter la protection qu’on a offert est une loi intangible pour l’homme intelligent. Vivre sa nostalgie, ne pas oublier ce qui n’est plus, ce dont le temps est consommé, est un des signes les plus sûrs d’une vraie fidélité. C’est un très beau trait, qu’il convient de cultiver dans toutes les nuances du commerce des hommes, en toute circonstance. »
Né à Cordoue en 994, Ibn Hazm est un « esprit libre » avant l’heure.
Issu de l’élite andalouse, il consacre sa vie à l’étude. Il rédige des traités de morale, de psychologie, de droit et, bien naturellement, il est poète.
Fidèle aux omeyyades, il s’oppose aux malikites. Il prône la seule observance des textes fondateurs et le rejet de la glose et de la tradition (hadith). Ses livres sont brûlés à Séville.
Il meurt en 1064 dans la taifa de Séville.
« Le Collier de la colombe » est son œuvre la plus connue, dont il existe de nombreuses traductions.