Depuis qu’elle a 7 ans, Joséphine travaille. Que ce soit dans la buanderie pour nettoyer le linge des blancs, ou dans la cave de la maison familiale où elle organise des spectacles. Rien n’est plus faux que de s’imaginer que sa grâce sauvage et raffinée est innée.
Certes, elle est douée. André Daven dit d’elle ‘C’est une danseuse qui a beaucoup d’esprit dans les jambes et un sens de la caricature remarquable.’ Mais elle est aussi déterminée et acharnée, capable d’enchaîner les répétitions jusqu’au petit matin, et de se présenter le soir du spectacle sans signe de fatigue. C’est Colette qui décrit avec sensibilité et sensualité les effets de la discipline sur Joséphine : ‘ Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales, les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années et l’entraînement ont parfait une musculature longue, discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses.’ Par ailleurs, elle possède un sens aigu de l’observation, qui lui permet de reprendre n’importe quel rôle quand une danseuse se blesse. Egalement dotée d’un esprit d’à-propos, elle chante le blues vêtue d’un robe noire longue et sobre, qui la couvre des pieds à la tête, pour répondre aux esprits étriqués qui la font passer pour une danseuse nue sans talent.
Elle quitte son Missouri natal pour suivre une troupe de cabaret, et arrive à Paris en 1925. Au cours de sa carrière, elle danse dans tous les casinos du monde. Durant les périodes fastes, elle claque l’argent, fait des caprices, possède des restaurants de nuit, et ferme les yeux sur ceux qui profitent de sa générosité. Durant les périodes creuses, elle déprime, se trouve laide, va jusqu’à envisager de rentrer dans les ordres. Mais que ce soit contre les difficultés matérielles ou la maladie, qui la cloue au lit plus souvent qu’à son tour, elle finit toujours par rebondir grâce à une vitalité qui semble sans limite.
Cette vitalité, elle l’utilise aussi au service des autres. Quand la seconde guerre mondiale éclate, la résistance lui demande de recueillir des informations dans les cercles qu’elle fréquente. Elle accepte immédiatement, à une condition : qu’elle ne soit pas qualifier d’espionne mais ‘d’honorable correspondante’. Durant la guerre, elle se produit dans les villes et les villages d’Afrique du Nord pour soutenir les troupes. Souvent la scène se résume à des planches posées sur des tréteaux. Pour éviter la grosse chaleur, il faut que le spectacle ait lieu le matin, ce qui oblige à voyager de nuit et à dormir peu, ou mal. Rien de cela n’arrête Joséphine. Le général de Gaulle lui remet la Croix de Lorraine pour son engagement. Elle tient à ce bijou plus qu’à tout autre. Mais elle le vend aux enchères pour recueillir des fonds pour la résistance. En 1944, Paris libéré acclame Joséphine quand elle entre dans la ville.
C’est à Cuba, en 1948, que Joséphine débute son second combat politique, celui contre le racisme. En raison de sa couleur de peau, un hôtel, accueillant une clientèle nord-américaine blanche, lui refuse une chambre. Elle avertit la presse. Quand un cabaret de Miami lui demande de venir se produire, elle exige que son contrat d’engagement contienne la clause suivante : ‘Il est entendu que les clients seront admis sans considération de leur race, couleur ou religion.’ Cette clause, elle l’exige pour tous ces contrats ayant lieu sur le territoire des Etats-Unis. L’université noire de Nashville l’invite pour tenir une conférence sur le racisme en France. A cette occasion, elle sillonne incognito le sud des Etats-Unis et prend note de tous les traitements qui lui sont réservés en raison de sa couleur de peau.
Le combat contre le racisme inspire à Joséphine son grand projet : créer une ‘fraternité universelle’ dont son domaine en Dordogne, les Milandes, est la réalisation. Elle souhaite y élever des enfants adoptés, issus des cinq continents. Elle y organise également des spectacles, et, à son apogée, le domaine compte 70 âmes, outre les animaux recueillis. La gestion de ce projet s’avère délicate. Il est souvent question de saisies et d’huissiers. C’est un appel télévisé de Brigitte Bardot qui permet de récolter des fonds pour sauver une première fois le domaine de celle que BB appelle ‘la maman du monde.’ Yvonne de Gaulle fait partie des donateurs. Mais Joséphine ne parvient pas à redresser le cap, et amère, doit vendre le domaine pour régler les créanciers. Elle préfère la liquidation plutôt que d’accepter les offres de commercialisation du domaine. Elle ne veut pas voir son idéal transformé en village de vacances pour touristes.
Jean-Claude Brialy lui permet de rebondir en créant un spectacle pour elle à Paris. Puis, à 63 ans, elle enflamme le gala de la Croix-Rouge à Monaco. La Princesse Grâce, qui admire son combat contre le racisme, l’accueille dans la Principauté, où ses spectacles enchantent un public réputé difficile. Enthousiaste, elle débute une tournée à Paris. C’est dans cette ville qu’une hémorragie cérébrale la foudroie, le 12 avril 1975.
Joséphine incarne le fantasme de la ‘noble sauvage’ qui, depuis des siècles, titille l’inconscient des sociétés occidentales. ‘L’imagination des blancs est quelque chose, quand il s’agit des noirs’ dit-elle. Mais l’humour et la technique qu’elle met dans cette incarnation lui permettent de la distancier. Sans menacer directement les représentations imaginaires des sociétés occidentales, elle s’impose en tant que personnalité bien réelle. La beauté de Joséphine Baker est intelligente.
Pour aller plus loin : Jacques PESSIS, Joséphine Baker