Depuis qu’elle est arrivée en Europe, à l’occasion des expositions universelles du milieu du 19ème siècle, la danse orientale peine à se défaire de l’étiquette de danse exotique. Cette qualification serait exacte si le terme « exotique » désignait, comme sa racine grecque, ce qui est extérieur au locuteur, ce qui est étranger à son environnement. Mais tel n’est pas le cas, puisque l’adjectif « exotique » est plus souvent employé pour qualifier ce qui n’est pas occidental, ce qui est dépaysant, voire ce qui est barbare, archaïque et atemporel. Dès lors, il s’agit moins de marquer un éloignement entre les codes occidentaux et les codes de la danse orientale, que de lui appliquer un jugement de valeur, et de la cantonner dans un univers imaginaire et figé.
Pourtant, la danse orientale est vivante, elle est dansée par des femmes réelles (et non des déesses descendues sur terre pour trouver le bonheur dans les bras de prince conquérants mais gentils quand même … 😉 ) et elle évolue au fil des civilisations.
Le cinéma est un élément incontournable de la civilisation égyptienne du 20ème siècle, et les films témoignent de la société dans laquelle la danse orientale s’est transmise.
Considéré comme un des plus grands metteurs en scène mondiaux, à mon avis à très juste titre, Youssef Chahine tourne « Gare centrale » en 1958. Le film est très mal accueilli. Il rend compte des réalités quotidiennes et de leur contexte social, et aborde la question de la frustration affective.
Né sous une mauvaise étoile
Dès les premiers plans, j’ai été plongée dans l’ambiance néoréaliste des films italiens d’après-guerre. Avec une finesse incomparable, et une image magnifique, Youssef Chahine saisit tout le dénuement des plus fragiles auxquels le progrès industriel n’a apporté que le déracinement. Certes, les petits trafics permettent de gagner quelques piastres, la création d’un syndicat est porteuse d’espoirs, et la joie de vivre rythme les jours qui se déploient dans la chaleur et la poussière du Caire, mais cela n’occulte pas la dure réalité. Et pour Kenaoui, boiteux et l’esprit ailleurs, son amour impossible pour la très vivante Hanouma s’ajoute à l’injustice de sa condition matérielle. Rendu fou par la frustration, il décide de tuer la femme qu’il a choisie, faute de pouvoir la posséder.
Un chef d’œuvre néoréaliste construit comme une tragédie classique
L’action, qui va de la demande en mariage de Kénaoui à son arrestation, se déroule en une journée. Des plans fixes de l’horloge surplombant l’entrée de la gare nous donnent l’heure à intervalles réguliers. Le cadre unique est constitué par la gare, voire ses alentours immédiats. Ces lieux symbolisent la modernité dans la ville millénaire du Caire. Le contraste entre les lourdes machines et les corps fragiles qui se partagent les rails met l’accent sur la précarité de la vie humaine.
L’obsession des hommes et le désir des femmes
Rejeté parce qu’il est infirme, pauvre, et différent, Kenaoui incarne l’une des vérités fondamentales de l’espèce humaine : l’amour terrestre n’est pas inconditionnel. De nos jours encore, dans notre société moderne où le plus grand nombre accède à la satisfaction des besoins matériels essentiels, l’amour est réservé à certains. Les autres cachent leur souffrance comme s’ils étaient coupables, et, parfois, deviennent obsédés par la frustration. Les avancées techniques ne peuvent rien contre la programmation de l’espèce qui fait que les femmes sont conquises par ceux qui possèdent la richesse et la vitalité.
C’est parce qu’il ne ment pas sur ce que nous sommes que « Gare centrale » est un chef d’oeuvre universel.