Né en 1804 dans une famille bourgeoise d’origine alsacienne, Victor Schoelcher se consacre au journalisme après avoir suivi une scolarité au collège Louis-le-Grand et au Lycée Condorcet. En 1829, il voyage au Mexique, à Cuba et aux Etats-Unis où il prend la mesure de l’ignominie du système esclavagiste. Humaniste et républicain convaincu, il met alors son intelligence et son énergie au service de l’abolition. Son engagement aboutira à la signature des décrets du 4 mars 1848 et du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage. Décédé en 1893, il entre au Panthéon le 20 mai 1949.
En 1844, il voyage en Egypte dans le cadre de son enquête sur l’esclavage dans le monde.
L’Egypte est alors gouvernée par Méhémet Ali qui s’est allié aux militaires et aux ulémas pour imposer son pouvoir à l’Empire ottoman, aux Mamelouks et aux anglais. Pour soutenir son règne, il asservit la population. L’arbitraire règne et le recouvrement des nombreux impôts se fait dans la plus grande brutalité : « Lasser le bourreau est le seul moyen qu’ait le contribuable de prouver qu’il ne possède plus rien. »
Victor Schoelcher est frappé par l’accumulation des souffrances et sa compassion s’étend aux animaux.
Témoin de la tonte d’un mouton, il relève que l’ « instrument grossier changeait une opération très simple en un supplice véritable et prolongé pour la pauvre bête, qui gémissait comme un cheval auquel on met le feu. » Ses observations contredisent le préjugé selon lequel les chevaux seraient mieux lotis : « Il faut dire que les Orientaux traitent leurs chevaux comme nous ne traiterions jamais les nôtres. Le mors arabe est un instrument de torture irrésistible. Après ces exercices qui durèrent au plus une demi-heure, les trois braves coursiers avaient la bouche si déchirée, qu’il en tombait des gouttelettes de sang. »
A cette époque, les danseuses sont désignées sous le nom d’almées. La distinction en cours au siècle précédent entre les almées, artistes savantes, poètes, musiciennes et chanteuses qui se produisaient le visage couvert et les ghawâzi qui dansaient et dont le prestige variait en fonction du statut social de leurs clients n’est plus valable.
En 1834, Méhémet Ali interdit les almées au Caire et à Alexandrie.
En conséquence, les plus célèbres sont déportées à Esneh, comme Kuchouk-Hânem, tandis que les autres proposent leurs services dans les villages le long du Nil où les voyageurs font halte : « Esneh, depuis lors, est devenu un lieu de désordre où s’arrêtent tous les voyageurs, afin d’y faire quelqu’orgie dont la curiosité est le prétexte. Au surplus, on trouve presque partout de ces femmes renvoyées du Caire. Nous en avons vues, entre autre part, à Keneh, à Atkim, où elles ont un quartier spécial, et jusque dans de misérables villages, comme Onasana (Moyenne-Egypte) et Kafr-Saya (Delta). A Louqsor, elles sont venues, le matin de notre arrivée, nous donner une représentation de leurs danses, publiquement, sur les bords du fleuve, comme elles font pour les étrangers. » A Onasana, Schoelcher voit « des almées de bas étage, qui, malgré leurs colliers et leurs bracelets d’or, se montrent satisfaites, nous assure-t-on, quand on leur donne cinq piastres (1franc 25 cent.) Les almées de tout étage, il est vrai, vivent de rien, se logent comme les fellahs, dorment sur une natte, avec leur robe de rechange pour oreiller, et mettent toute leur richesse dans leurs bijoux. Pauvres créatures ! »
Dans ces circonstances, il est compréhensible que celles qui veulent continuer à exercer leur profession dans un minimum d’aisance doivent se prostituer pour acquitter les impôts, assurer leur sécurité, notamment en achetant les autorités. Schoelcher visite la prison du Caire où les détenues féminines sont toutes des almées dont « le costume […] indiquait une extrême misère, d’où l’on peut conclure que les riches savent fermer les yeux des agents de la loi. »
Les almées interdites au Caire et à Alexandrie, la place est libre pour les Khowals.
« Le voudra-t-on croire, en effet ? là où la prostitution des femmes est interdite, celle des hommes est tolérée ! Les khowals […] exécutent à toute heure, dans les rue du Caire, identiquement les mêmes danses que les almées, et exercent la plus misérable partie de leur métier. Ces jeunes garçons, par une contradiction étrange, cherchent autant qu’ils le peuvent à éloigner l’idée de leur sexe et à ressembler à des femmes. Ils s’habillent entièrement comme elles ; comme elles ils se noircissent le bord des yeux, pour les rendre plus grands et plus vifs, ils se fardent le visage, se teignent les ongles en rouge, portent de longs cheveux mêlés de joyaux, se chargent les doigts et le cou de bagues et de colliers ; enfin ils sont aussi horribles à voir que leur rôle est ignoble. Dans les cafés où ils vont également danser et promener leur sébile à la ronde, il n’est pas rare que des assistants les prennent sur leurs genoux et les traitent comme s’ils s’adressaient à de jeunes filles… »
Schoelcher décrit avec soin le costume des danseuses.
« Les almées n’observent pas les prescriptions de Mahomet relatives aux vêtements de leur sexe : elles paraissent en ville à visage découvert, et habillées comme les femmes d’Orient ne le sont que dans le harem. Un fessi, petite calotte rouge dont le fond est souvent couvert d’une plaque ou de broderies d’or, laisse échapper les cheveux rejetés en arrière et divisés en mille longues tresses mêlées de joyaux et de pièces de monnaie d’or. Le cou, les bras et les mains sont chargés de colliers, de bracelets et de bagues, accumulation de bijoux étrange, mais non pas sans caractère. Une petite veste de velours brodée d’or, dont les manches, serrées sur le bras, s’élargissent à la naissance du coude au point de devenir pendantes, laisse voir une robe traînante de soie ou d’étoffe légère : cette robe, déjà boutonnée par devant, depuis le bas de la poitrine jusqu’au-dessous de la ceinture, est, en outre, plaquée sur le corps de manière à en dessiner les formes et les moindres mouvements par un châle roulé autour des hanches. Enfin, les pieds, chaussés de souliers rouges, mais généralement sans bas et quelquefois tout nus, sont ornés d’anneaux d’or, d’argent ou d’ivoire au-dessus de la cheville. Rien de plus élégant, de plus séduisant que ce costume. »
Après avoir dépeint minutieusement l’orchestre qui accompagne les danseuses, Schoelcher raconte comment dansent les almées.
« […] la danseuse exécute bien moins une danse qu’une pantomime dont il n’est pas possible de rendre compte d’une manière convenable. Ce sont des poses variées et voluptueuses où tout est calculé pour exciter les sens du spectateur, et dans lesquelles on remarque surtout une prodigieuse souplesse. Souvent, pendant que les jambes et le buste restent immobiles, les hanches, agitées d’un tremblement convulsif, semblent détachées de la colonne vertébrale, jusqu’à ce que le corps s’affaisse peu à peu avec langueur pour se redresser tout à coup avec vivacité. Les mains arrondies au-dessus de la tête ou portées en avant font sonner de petites castagnettes de métal, et les pieds, posant toujours à plat, ne marquent guère que la mesure, sans franchir un espace d’un mètre ou un mètre et demi au plus. Quelquefois, deux almées se réunissent ; mais, comme elles font toutes deux la même chose, on peut dire qu’elles dansent l’une en face de l’autre bien plutôt qu’ensemble.
« Nous n’avons rien en Europe d’analogue à ces pantomimes, où une grâce extrême et presque antique est jointe à des figures licencieuses. »
L’humaniste se préoccupe de savoir qui sont ces danseuses : « Les almées ne se recrutent pas seulement parmi les femmes répudiées ; d’horribles spéculateurs élèvent de jeunes esclaves pour ce métier ; des mères y vouent leurs filles… »
Amateur de musique ayant exercé un temps en qualité de critique artistique, Schoelcher convient de la qualité de certaines des danses auxquelles il assiste. Toutefois, son esprit humaniste condamne la misère, matérielle et psychique, qui est le lot quotidien de la majorité des danseuses.