La gare du Caire. Deux femmes arpentent le quai. Toutes deux déterminées. Pour la mère, à ramener sa fille à Damas. Pour la fille, à échapper au contrôle de sa mère, afin de rejoindre une troupe de théâtre itinérant qui part en tournée d’été à Saïd, dans la Haute-Egypte. Et rien ne se mettra entre elle et le premier rôle conséquent qu’on vient de lui proposer. Alors que le train entre en gare, Badia s’enfuit à toutes jambes pour rejoindre son destin.
Au 19ème siècle, de grands travaux sont entrepris pour faire du Caire ‘le Paris de l’Orient’. Un lac est asséché pour implanter sur son site des jardins, Ezbekiyya Gardens, autour desquels se développe un quartier consacré aux divertissements et aux arts. Badia y évolue comme un poisson dans l’eau, elle qui a reçu, en Argentine, durant son enfance, une solide formation artistique consacrée au théâtre, à la danse et à la musique.
L’Argentine est le point de chute de la première évasion de sa vie 😉 Née à Damas en 1894, elle est violée à 7 ans par un propriétaire de café. Pour se soustraire à la pression sociale que doit endurer une famille dont l’enfant n’est plus vierge 🙁 , alors que le violeur écope d’à peine 4 semaines de prison, ses parents décident d’immigrer en Argentine. Badia y grandit dans la joie de ses découvertes artistiques. Quand elle est adolescente, ses parents pensent que l’ostracisme dont a été victime leur famille s’est estompé avec les années, et décident de rentrer à Damas. Il s’agit entre autres de trouver un mari à Badia. Mais les rumeurs assassines tiennent en échec ce projet, et, après une ultime tentative, Badia s’enfuit, afin de soustraire son intimité aux ragots mortifères. Dans le train qui la conduit à Beyrouth, elle fait une rencontre avec une maquerelle qui tente de la recruter. Ceci l’oblige à voir la réalité en face : elle est une jeune fille, éduquée, mais sans compétences particulières. A moins, lui dit son cœur, de vivre de ce qu’elle aime le plus au monde : chanter et danser.
Quand sa mère la retrouve à Beyrouth, Badia la persuade de l’accompagner au Caire, où elle envisage de commencer sa carrière artistique. Sa mère la suit avant de décider de la reconduire à Damas, décision à l’origine de la troisième évasion de Badia.
En 1914, elle part à Beyrouth où elle convint Madame Jeannette de l’engager dans son nightclub fréquenté par une clientèle chic. Madame Jeannette a pour habitude de n’employer que des artistes européens. Néanmoins, elle donne sa chance à Badia qui paraît en public accompagnée par deux musiciennes autrichiennes, maîtrisant l’oud et le quanoun. Elle interprète une chanson populaire syrienne en dansant et en s’accompagnant des crotales, dont elle joue à la perfection. C’est un succès. Sa carrière est lancée.
Elle rencontre Nagib El Righany, metteur en scène et comédien égyptien. Elle intègre sa troupe, s’installe au Caire, et l’épouse. Ce n’est pas un mariage heureux, mais Nagib El Righany lui apporte beaucoup professionnellement, et fait d’elle une star.
En 1926, quand ils se séparent, elle a tous les atouts en main pour ouvrir et diriger son nightclub : Casino Badia (le terme cabaret désignant des établissements de bas-étage.) Au départ, elle prévoit d’y proposer un large choix d’attractions, les numéros de danse lui étant réservés. Par la suite, elle emploie des danseuses, qu’elle fait personnellement et régulièrement répéter. Elle a l’intelligence de mettre à profit son expérience chez Madame Jeannette, et compose des programmes où se rencontrent artistes européens et artistes arabes. Elle engage également des chorégraphes occidentaux pour adapter les numéros de danse à la scène. Ainsi, elle séduit la clientèle européenne et la clientèle égyptienne aisée. Le succès est immense, et il faut bientôt déménager pour un local plus adapté.
Mais, en 1937, c’est la liquidation. Badia a investi beaucoup d’argent dans la production d’un film, qui s’avère être un désastre. Elle met les voiles et quitte le Caire pour une tournée dans la Haute-Egypte. Dans les bagages de la troupe, une jeune adolescente : Tahia Carioca 😉
Endettée, elle emprunte pour monter son nouveau projet : le Casino Opéra. Un établissement comprenant un nightclub, un bar américain, un café, un restaurant, une salle de cinéma. Cette fois, son flair ne la trompe pas. C’est en 1937, et quand la seconde guerre mondiale éclate, Le Caire se remplit de soldats alliés en quête de divertissements. Artiste, femme d’affaires et esprit libre, elle inscrit au programme une parodie d’Hitler, qui lui vaut de figurer sur la liste nazie des personnalités à exécuter dès la reddition de l’Egypte.
La guerre finie, l’industrie cinématographique florissante emploie le décor et les artistes du Casino Opéra dans de nombreux films. Certains grands noms de la chanson, du théâtre et de la danse sont découverts sur cette scène devenue incontournable. Badia gagne beaucoup d’argent. Le fisc égyptien entame contre elle une procédure de redressement. Ainsi, la dernière évasion de Badia est…fiscale 😉 Elle fuit l’Egypte, en jet privé CQFD 😉 , pour s’installer définitivement au Liban, où elle quitte ce monde en 1975.
Badia Masabni n’a pas créé la danse orientale telle que nous la pratiquons, savoir le raks sharqi. Cette adaptation du baladi à la scène, et au goût du public cosmopolite, était déjà bien entamée dans les nombreux nightclubs du Caire quand elle a ouvert le sien. Toutefois, son expérience personnelle, l’apprentissage auprès de son mari, et son sens des affaires, lui ont permis d’exceller dans les programmations, et de faire de ses établissements des références dans le monde du divertissement et des arts.
Pour moi, Badia est la civilisatrice. Parce qu’elle a opposé à l’avilissement auquel la condamnait la tradition, l’amour du chant, de la danse, du théâtre, et de la réussite.