Boris Lermontov : Pourquoi voulez-vous danser ?
Victoria Page : Pourquoi voulez-vous vivre ?
Boris Lermontov : Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je le dois.
Victoria Page : C’est aussi ma réponse.
Durant l’entre-deux guerres, les ballets Lermontov vivent au rythme des tournées. Lermontov, le maître de ballet, Ljubov, le chorégraphe, Craster, le compositeur et chef d’orchestre règnent sur le quotidien des danseurs, des musiciens et des techniciens. Une promiscuité de chaque instant où le respect de la hiérarchie et l’amour de l’art offrent un terrain propice à la créativité.
L’hiver se passe à Monte-Carlo où un public fortuné et cosmopolite attend avec impatience la création de nouveaux ballets et la reprise de ceux du répertoire romantique.
Dans ce contexte, Lermontov, Ljubov et Craster créent « Les Chaussons Rouges » inspiré du conte de Hans Christian Andersen. L’histoire semble naïve. Une jeune fille veut danser avec des chaussons rouges, parce qu’elle est émue par leur irrésistible beauté. Un jour, elle est exaucée. Sa joie déborde, elle danse toute la nuit. Mais quand vient la fatigue, elle ne peut pas rentrer chez elle. Les chaussons ne connaissent pas la fatigue. Ils l’entraînent par monts et par vaux, jusqu’à l’épuisement et la mort.
Sur le principe de l’œuvre dans l’œuvre, les metteurs en scène développent la symbolique du conte dans l’histoire des protagonistes du film et explorent les thèmes de la transcendance, des relations du mentor et de l’artiste et de la légitimité de la mort pour l’art.
« Les Chausson Rouges » est le titre du ballet et de la partition spécialement créés pour le film, où l’œuvre occupe 17 minutes. Mais il ne s’agit pas de spectacle filmé. Ce que filment les metteurs en scène, c’est la mise en œuvre de la danse, dans ses effets sur la danseuse et sur les spectateurs. Grâce à des effets spéciaux, à des jeux de teintes et de vitesses, la caméra s’affranchit rapidement des conventions et suit la danseuse tant dans ses déplacements qui dessinent une vision du monde, que dans les voyages intimes de son âme en mouvement. Ce qui est filmé – et c’est à peine croyable tant c’est sublime – c’est la transcendance qui touche certains humains dans la mise en œuvre de leur art.
La cruelle réalité veut que l’engagement total pour son art ne suffise pas. Il y a ceux qui sont capables de donner des réponses aux besoins immatériels de l’humanité. Et ceux qui ne peuvent s’extraire de la simple fonctionnalité.
Ce dépassement de la fonctionnalité, cette quête de la transmutation de l’homme par l’art requiert toute l’énergie d’un être humain et la maîtrise permanente de la masse inférieure de ses liens naturels par sa fragile aspiration à changer de plan, à passer de la reproduction à la création.
Dès lors, il me paraît légitime qu’un mentor qui a « vu » dans un artiste cette capacité soit brisé par la défection de ce dernier, quand il sacrifie l’amour de l’art à la romance fonctionnelle. Accusé de jalousie, certains diront de possessivité, Lermontov se défend : « Oui [je suis jaloux], mais d’une manière que vous ne comprendrez jamais. » Et pour cause. L’objet de désir du mentor n’est pas la personne, mais la réalisation de son potentiel artistique. Lorsque l’artiste renonce à son potentiel, c’est l’âme de son mentor qu’il excise.