Phoebus, ou les fleurs fanées de la Esmeralda

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Arrachées au gibet par Quasimodo, la Esmeralda et Djali vivent dans Notre Dame de Paris.

Un matin, à son réveil, sur l’appui de la fenêtre de sa cellule, la Esmeralda trouve deux vases, chacun avec un bouquet.

L’un est de cristal, très pur et très brillant, mais il est fêlé. L’eau qu’il contenait s’en est allée, et ses fleurs sont fanées. L’autre est un vase commun de terre. Mais il est solide, et son bouquet est éclatant.

La Esmeralda choisit les fleurs fanées et les porte sur son sein durant toute la journée.

La Esmeralda, appelée de façon inexacte « Esmeralda » est probablement la danseuse la plus célèbre de la littérature mondiale. Sa gestuelle et sa silhouette sont marquées par l’Orient.

Surnommée l’Egyptienne, le personnage est trahi, tant par le ballet classique, qui en propose une version chichiteuse et malicieuse, que par le cinéma, où elle apparaît affublée d’opulentes parties molles, et du regard de celle qui se sait fatale.

Pure et animale, la Esmeralda incarne une enfance surhumaine, parfaitement étrangère aux sombres inclinaisons qui gouvernent la plupart des Hommes dès leur naissance.

« Elle n’était pas grande , mais elle le semblait, tant sa fine taille s’élançait hardiment. Elle était brune, mais on devinait que le jour sa peau devait avoir ce beau reflet doré des andalouses et des romaines. Son petit pied aussi était andalou, car il était tout ensemble à l’étroit et à l’aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous ses pieds ; et chaque fois qu’en tournoyant sa rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un éclair.

Autour d’elle tous les regards étaient fixes, toutes les bouches ouvertes ; et en effet, tandis qu’elle dansait ainsi, au bourdonnement du tambour de basque que ses deux bras ronds et purs élevaient au-dessus de sa tête, mince, frêle et vive comme une guêpe, avec son corsage d’or sans pli, sa robe bariolée qui se gonflait, avec ses épaules nues, ses jambes fines que sa jupe découvrait par moments, ses cheveux noirs, ses yeux de flamme, c’était une surnaturelle créature. »

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Tout est joie chez la Esmeralda. Même quand les paroles de sa chanson sont tristes, c’est le bonheur animal d’être en vie qui prime : « […] elle semblait chanter, comme l’oiseau, par sérénité et par insouciance. »

Ce goût simple et naturel de l’existence s’incarne dans ses gestes où s’unissent générosité d’âme et gracilité animale : «[…] grâce à la bohémienne, grâce à Djali, qui marchaient toujours devant lui ; deux fines, délicates et charmantes créatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses manières, les confondant presque dans sa contemplation ; pour l’intelligence et la bonne amitié, les croyant toutes deux jeunes filles ; pour la légèreté, l’agilité, la dextérité de la marche, les trouvant chèvres toutes deux. »

Victor Hugo file la parenté de la jeune fille et de la chèvre durant tout le roman. Leurs chairs sont unies dans les bonheurs et les épreuves. Libres toutes deux, moquées et manipulées dans le salon de Fleur-de-Lys toutes deux, ligotées dans le tombereau toutes deux, sauvées par Quasimodo…

L’auteur a-t-il eu quelque serrement de coeur au moment où il faisait mourir la Esmeralda ? Quoi qu’il en soit, il garde la vie sauve à son âme jumelle, celle dont la Esmeralda dit « C’est ma sœur. » Djali est sauvée par Gringoire, le poète que la Esmeralda épouse pour lui éviter une mise à mort.

Car la pureté de la Esmeralda est celle d’une nature élevée, pour laquelle venir en aide à qui en a besoin est une obligation sans contrainte : « Fallait-il te laisser pendre ? »

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Le calcul, la méchanceté et la cruauté sont des aberrations inconcevables pour elle : « C’eût été partout un spectacle touchant que cette belle fille, fraîche, pure, charmante, et si faible en même temps, ainsi pieusement accourue au secours de tant de misère, de difformité et de méchanceté … Sur un pilori, ce spectacle était sublime. »

Malheureusement, elle n’imagine pas l’inanité de la laideur physique : « A chaque moment, elle découvrait en Quasimodo quelque difformité de plus. Son regard se promenait des genoux cagneux au dos bossu, du dos bossu à l’oeil unique. Elle ne pouvait comprendre qu’un être si gauchement ébauché existât. »

En conséquence, celle qui déclare ne pouvoir aimer « qu’un homme qui pourra [la] protéger » creuse, en toute inconscience, sa tombe, quand elle aime passionnément Phoebus de Châteaupers.

Pour qualifier ce dernier, le registre soutenu n’offre pas de terme. Il s’agit d’un parfait connard.

Compétent dans son domaine, il est « de goût un peu vulgaire. […] Il avait pourtant reçu de sa famille quelque éducation et quelques manières » mais il est fondamentalement un homme de salle de garde. Ses fiançailles sont consommées, la perspective de son mariage avec Fleur-de-Lys de Gondelaurier l’ennuie.

 La « ribaude », « petite », « belle enfant », comme il l’appelle, quand il n’écorche pas son nom pour celui de « Similar », est une opportunité d’amusement. Bien que « le parfum de chasteté, un tel charme de vertu » qui se dégagent de l’attitude passionnée et authentique de la jeune danseuse le mettent un peu mal à l’aise.

Mais les bas instincts aidant, il pousse sa chance quand la Esmeralda lui fait une déclaration sans mélange « […] aime-moi seulement ! Nous autres égyptiennes, il ne nous faut que cela, de l’air et de l’amour » dont il est parfaitement incapable de saisir la beauté et la valeur.

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Après l’attentat sur sa personne, Phoebus disparaît de la circulation. Il craint pour sa réputation.

Et puis, ajoutant la crédulité à la lâcheté, « […] il n’était pas rassuré sur la chèvre, sur la façon bizarre dont il avait fait rencontre de la Esmeralda, sur la manière non moins étrange dont elle lui avait laissé deviner son amour, sur sa qualité d’égyptienne, enfin sur le moine-bourru. Il entrevoyait dans cette histoire beaucoup plus de magie que d’amour, probablement une sorcière, peut-être le diable […]  Phoebus se mit donc assez promptement l’esprit en repos sur la charmeresse Esmeralda, ou Similar, comme il disait, sur le coup de poignard de la bohémienne ou du moine-bourru (peu lui importait), et sur l’issue du procès.»

De son côté, la Esméralda vit dans l’horreur de la mort de son amour. Pendant son procès, durant la question, conduite à la potence, elle est sans réaction hors celle que provoque le nom de Phoebus. A l’instant de sa mort, alors qu’elle lève les yeux sur le ciel et les maisons, elle l’aperçoit au balcon de Fleur-de-Lys.

Une fois enlevée par Quasimodo, elle se préoccupe uniquement d’entrer en contact avec lui : « La journée entière se passa ainsi, Quasimodo sur la borne, la Esmeralda sur le toit, Phoebus sans doute aux pieds de Fleur-de-Lys. »

Comme la croyance populaire aime à le penser, la fatalité qui s’abat sur la Esmeralda n’est pas celle de sa beauté irrésistible, mais celle de son amour, sans mesure, sans calculs, sans autre souci que d’aimer. Cet amour l’attache tant et si bien qu’elle ne peut échapper à Frollo, à Paris, à sa condamnation.

Peut-être que cet amour pour des fleurs fanées, dont elle est incapable de voir la saleté, est la seule tâche de la Esmeralda.

Djali, plus divine dans son animalité, ne leur prête aucun intérêt. C’est ce qui la sauve.