Le film aura 20 ans l’année prochaine. Il demeure une pièce de grand joailler pour tous ceux et toutes celles qui apprécient les caractères complexes, les dialogues ciselés, les sentiments paroxysmiques exprimés avec délicatesse, et les occasions manquées qui se représentent parfois…
La production artistique est partie prenante dans l’endoctrinement des peuples. C’est pourquoi les studios ne voulaient pas de cette histoire d’amour qui dément la doxa au service de la reproduction des êtres et des modèles, à savoir, que l’amour est une affaire de jeunes aux hormones fringantes.
Mais Nancy Meyers, expérimentée et déterminée, est parvenue à produire et tourner ce film dont elle a écrit le scénario. Mondialement, ce sera son plus grand succès après « Ce que veulent les femmes. »
Elle, Erica Barry (interprétée par la très chic et très irréprochable Diane Keaton), auteur renommée de pièces de théâtre à Broadway, cinquantenaire, divorcée, littéraire, francophile, élégante par nature, très Côte Est, est en mal d’inspiration.
Elle se réfugie dans sa maison des Hamptons avec sa sœur, Zoé (jouée par l’oscarisée et actrice fétiche des frères Coen, Frances McDormand), professeure d’études féminines à Columbia, et espère que sa botte secrète – 90 % de travail acharné/10 % de talent – voudra bien fonctionner dans ce cadre enchanteur.
Lui, Harry Sandborn (inégalable et inattendu Jack Nicholson), entrepreneur, propriétaire de labels de rap, sexagénaire, noctambule, voyageant léger aux bras de femmes de moins de 30 ans, mais dormant toujours seul, solide sens de l’humour et esprit perspicace, un brin voyant, très Côte Ouest, est dans la maison des Hamptons avec Marine, la fille d’Erica.
Forcément, ils se rencontrent. Et, sur le papier, cela ne doit pas fonctionner 😛
Mais une crise cardiaque plus tard …
Cette comédie est résolument élitiste.
Nancy Meyers raconte l’histoire d’un homme et d’une femme reconnus dans leur domaine professionnel, affranchis de l’injonction sociale de s’afficher pour prendre leur place dans les bouquets amicaux et familiaux, libérés de l’obligation de parentalité.
Ils sont tellement en harmonie avec leurs conditions d’existence, qu’ils ne pensent pas à avoir une vie sentimentale. L’amour leur « tombe dessus » sans qu’ils en aient « besoin ». Si elle reconnaît son état assez rapidement, lui devra passer deux fois aux urgences pour suspicion de crise cardiaque 😛 Ce qui donne lieu à des scènes admirablement filmées et très drôles.
Subtilement, probablement parce qu’elle y met un peu d’elle-même, Nancy Meyers aborde avec beaucoup d’intelligence la situation de certaines créatrices. Hors les biographies, c’est le seul film, à ma connaissance, qui donne à voir comment le phénomène de création influe sur la vie d’une femme.
D’abord, la création induit la solitude. Créer – à des fins professionnelles – demande de disposer de temps et d’espaces privés dont le monde est exclu. Certes, comme tout un chacun, l’artiste est le produit de ses conditions de vie matérielle et spirituelle. Mais il est également la matière première de ses créations. Dès lors, il est cohérent qu’il utilise ses forces pour s’isoler des autres, de leurs discours, de leurs modèles et de leurs récits qui, a minima, parasitent son univers, et, au pire, peuvent aller jusqu’à l’inhiber. Fellini n’allait jamais au cinéma.
Les plans d’Erica, nerveuse devant l’écran vide, dans son bureau face à la mer, avec en fond sonore de la musique française, témoignent du processus de création en cours. Processus qu’interrompt Harry en proposant une promenade. Ce qui déstabilise Erica, car il est confortable de s’enfermer dans son univers quand il produit de quoi payer les factures.
Toutefois, les va et vient entre le monde et l’intime nourrissent le processus de création, et ce talent de « passeur » entre les deux réalités est nécessaire à celui qui partage la vie d’une créatrice. Faut-il encore qu’elle accepte …
Ensuite, si certaines créatrices utilisent leurs forces pour s’isoler, quelques personnes parviennent à entrer dans leur univers, comme le fait rapidement Harry, dès l’accrochage au sujet des cigares et des col roulés, puis dans la scène des pancakes nocturnes. Ces intrusions provoquent chez Erica un sentiment d’étonnement et d’admiration, lequel l’inspire autant qu’il la trouble.
Enfin, le privilège de la créatrice est de sublimer la douleur. Car nul ne peut se protéger avec certitude des malfaisants, et vivre en vaut le danger. Quittée par Harry, Erica écrit sa meilleure pièce, entre crises de larmes et d’enthousiasme. De surcroît, elle s’offre le plaisir de faire mourir d’une « drôle » de crise cardiaque l’objet de son ressentiment. Forcément, la cicatrisation en est accélérée 😉
En plus de cette fine plongée dans l’intime d’une créatrice, Nancy Meyers offre un film brillant et tendre sur des êtres exceptionnels, qui déjouent l’ennui mortel du monde conventionnel et de ses préjugés.
Cerise sur le gâteau, elle a aussi produit la bande originale où se trouvent de petits trésors, telle cette reprise de « La Vie en Rose » par Jack Nicholson himself 🙂