En 1937, quand la troupe du Casino Badia part en tournée estivale dans la Haute-Egypte, elle compte dans ses membres une jeune danseuse au style irrésistible : Tahia Carioca.
La jeune femme est arrivée au Caire quelques années auparavant. Elle a fui un environnement familial conventionnel, farouchement opposé à son désir de devenir danseuse. Elle prend des cours à l’Ecole de danse orientale Ivanova. Puis elle est engagée par Badia Masabni pour danser dans son Casino (le terme « cabaret » désignant des établissements de bas-étage) où se retrouvent les membres de l’administration coloniale et ceux de l’aristocratie orientale. Elle devient rapidement soliste. Son nom de scène lui vient du fait qu’elle adapte très librement des pas de samba dans ses prestations de danse orientale, Carioca signifiant « de Rio de Janeiro ». Mondaine, elle danse pour le premier mariage du roi Farouk et dans les soirées privées du gotha. Sa beauté, sa personnalité et son talent lui ouvrent les portes des studios cinématographiques. Durant les décennies 1940 et 1950 qui marquent l’âge d’or du cinéma égyptien, elle tourne dans de nombreux films. Dans les années 60, considérant son âge, elle met fin à sa carrière de danseuse pour s’impliquer dans des productions télévisées et théâtrales. Les sources divergent sur le nombre d’oeuvres aux génériques desquelles elle apparaît, mais il semble que le nombre de 300 soit proche de la vérité. Au milieu des années 1980, elle se retire de la vie publique. Elle adopte le port du voile islamique et se consacre à la religion, jusqu’à sa mort en 1999, à l’âge de 79 ans (son année de naissance varie selon les sources : 1919 ou 1920.) Le ministre de la culture égyptien a conduit son cortège funèbre.
Quand elle danse, Tahia est faussement paresseuse. Rebonds indolents, exactitude gourmande, elle exprime une indéfectible joie de vivre et une assurance à toute épreuve. Sa technique est à la fois sophistiquée et simple. Elle décline un même mouvement en des variations subtiles, sans utiliser beaucoup d’espace. Elle condamne sans appel les attitudes tapageuses, comme le fait de présenter les vibrations en seconde position, et elle trouve exagéré le statut de « star » accordé aux danseuses.
Au quotidien, elle aime partager les plaisirs simples des cairotes. Elle est indépendante, parfois peut-être un peu « grande gueule », et conformiste. Les documents lui attribuent entre six et quatorze mariages. Si elle considère le mariage comme le plus sûr moyen de tuer l’amour, elle ne peut concevoir les relations intimes en dehors de ce cadre. Elle se définit comme franche et directe et refuse que ses prises de positions soient considérées comme des impolitesses. Elle ironise sur les gens de petite expérience qui imposent leur opinion. Quand Hollywood lui demande de prendre des cours de danse classique pour améliorer son port de bras, elle refuse, arguant qu’elle est danseuse et n’a besoin d’aucun conseil. Lors du renversement du roi Farouk par les troupes de Nasser, elle apporte son soutien au roi, et devient membre fondateur d’un parti réclamant le retour à une monarchie constitutionnelle. Cela, et un important arriéré d’impôt dû au fait que le roi lui faisait grâce du paiement de toutes les taxes, lui vaut un séjour en prison de quelques mois. La mobilisation du monde artistique entraîne sa libération. Elle aura quand même le temps de s’essayer à la grève de la faim. Plus tard, elle rallie la cause de la révolution, et soutient les revendications syndicales des artistes.
Son dernier mari est un jeune metteur en scène et un journaliste politiquement engagé. Il semble qu’il ait mis la main sur les biens et les avoirs de Tahia, de telle sorte qu’elle se retrouve un soir littéralement à la rue. Avec son carnet d’adresses. Ses contacts lui viennent en aide, ce qui lui permet d’acheter un petit appartement et de subvenir à ses besoins.
A l’automne de sa vie, après un pèlerinage à la Mecque qui lui confère dans les classes moyenne et populaire la respectabilité à laquelle elle aspire, elle se consacre à la religion. Elle s’éteint après avoir assouvi toutes ses aspirations, sauf une : elle ne put jamais porter d’enfant, ce qui la conduisit à adopter une orpheline.