La maison d’enfance d’Alphonse de Lamartine (1790-1869) présente des proportions et une délicate symétrie qui enchantent le coeur dès le premier regard.
Construite à l’entrée du siècle en tant que vendangeoir de la propriété viticole, elle abrite les jeunes années de celui que la mémoire collective retient comme poète et comme homme politique.
Cette jeunesse bercée par l’agrément des paysages et par la douceur de l’aisance matérielle semble développer chez lui un attachement profond pour la propriété terrienne, les plaisirs et les défaites qu’elle procure.
Lamartine est essentiellement un propriétaire. Il vit la possession des champs, des bois, des vignes et des bêtes comme la manifestation de la volonté divine.
La jouissance de maître, qu’il manifeste par une sincère curiosité, une solide connaissance de la flore et de la faune, alliées à un penchant pour l’acquisition de biens matériels de prestige, font de lui un voyageur qui s’illusionne sur la hauteur spirituelle de ses aspirations, mais qui témoigne avec justesse des potentialités des lieux qu’il parcourt, et avec une certaine finesse des caractères des Hommes qu’il rencontre.
Ses combats contre l’esclavage et contre la peine de mort, sa répugnance vis à vis de la violence, ainsi que les rentes qu’il établit au bénéfice de ses sœurs déshéritées à cause de leur genre, attestent son sens naturel de la Justice.
Toutefois, il se méfie du peuple « Le peuple est maître, mais il n’est pas capable de l’être; voilà pourquoi il détruit partout et n’élève rien de beau, de durable, de majestueux nulle part ! »
Dès lors, son élitisme ne doit pas être confondu avec du racisme. Il fréquente les chefs et les gouverneurs, les gradés de toutes origines, et manifeste à leur égard un respect véritable: « Nous avons à nous louer de tout le genre humain. Turcs, Arabes, Egyptiens et Chrétiens, Maronites et Druses. Il y a donc ici seulement quelque société douce et bonne. »
D’ailleurs, il admire sans différence la beauté de chacun : « Ce jeune homme, d’environ trente ans, est le plus beau des Arabes, et peut-être des hommes que j’aie vus en ma vie. La force, la grâce, l’intelligence et la douceur, sont fondues avec une telle harmonie dans ses traits, et brillent à la fois dans son œil bleu avec une si attrayante évidence, que nous restâmes tous frappés de son aspect. »
Ainsi, s’il use de la menace physique pour se faire obéir des chefs de caravane, qui contreviennent aux ordres de son drogman, tout indique qu’il agisse de même avec ses subalternes dans sa Bourgogne natale.
Sa conduite, où s’embrassent générosité pleine d’amabilité et autorité impérieuse, est celle d’un possédant, et c’est tel qu’il est identifié par ceux qui croisent sa route.
Certes, Lamartine se rêve nomade dans le grand désert de Syrie : « Combien j’aimerais cette vie nomade, sous un pareil ciel, si l’on pouvait conduire avec soi tous ceux qu’on aime et qu’on regrette sur la terre. La terre entière appartient aux peuples pasteurs et errants comme les Arabes de Mésopotamie. Il y a plus de poésie dans une de leurs journées que dans des années entières de nos vies de cités. En demandant trop de choses à la vie civilisée, l’homme se cloue lui-même à la terre ; il ne peut s’en détacher sans perdre ces innombrables superfluités dont l’usage lui a fait des besoins. »
Cela étant, il voyage avec une bibliothèque de 500 volumes, sur un brick affrété par lui, où se côtoient trois amis, son épouse, la sculptrice et peintre Mary Ann Birch, leur fille, Julia, et ses lévriers, plus les chats et le bétail de rente, ainsi que l’équipage, le cuisinier et les domestiques.
Durant son périple, il achète des chevaux en nombre : « J’ai acheté quatorze chevaux arabes, les uns du Liban, les autres d’Alep et du désert ; j’ai fait faire les selles et les brides à la mode du pays, riches et ornées de franges de soie et de fil d’or et d’argent » et résiste peu à leur racé : « […] j’admirais surtout plusieurs juments sans prix, réservées pour l’émir lui-même. Je fis proposer par mon drogman à l’écuyer jusqu’à dix mille piastres d’une des plus jolies ; mais à aucun prix on ne décide un Arabe à se défaire d’une jument de premier sang ; et je ne pus rien acheter cette fois. »
Blottie dans les collines à dix minutes de Beyrouth, la maison, qui sert de point de départ aux excursions, est admirablement agencée : « Nos cinq maisons sont devenues, avec l’assistance de nos amis et des ouvriers arabes, une espèce de villa italienne […] Chacun de nous a son appartement ; et un salon, précédé d’une terrasse ornée de fleurs, est le centre de réunion. Nous y avons établi des divans ; nous y avons rangé sur des tablettes notre bibliothèque du vaisseau ; ma femme et Julia ont peint les murs à fresque, ont étalé sur une table de cèdre, leurs livres, leurs nécessaires, et tous ces petits objets de femme qui ornent, à Londres et à Paris, les tables de marbre et d’acajou ; c’est là que nous nous rassemblons dans les heures brûlantes du jour […] »
La maisonnée est riche de nombreux employés, sous l’autorité du drogman, cheville ouvrière du bon fonctionnement de la vie quotidienne : « Cette maison arabe se compose d’un cuisinier d’Alep, nommé Aboulias, d’un jeune syrien du pays, nommé Elias, qui, ayant déjà été au service des consuls, entend un peu d’italien et de français ; d’une jeune fille syrienne , parlant français aussi, et qui servira d’interprète pour les femmes ; enfin, de cinq ou six palefreniers grecs, arabes, syriens, des différentes parties de la Syrie, destinés à soigner nos chevaux, à planter les tentes et à nous servir d’escorte dans les voyages. »
La caravane de Balbek et Damas compte vingt six cavaliers, auxquels s’ajoute une dizaine d’hommes à pied.
Et pour améliorer encore ces conditions, qui atténuent quelque peu les écueils d’un voyage en pays étranger, Lamartine est porteur de lettres de recommandations signées de Méhémet Ali, alors gouverneur d’Egypte, et de son fils, le général Ibrahim Pacha.
Ainsi doté de moyens hors du commun, mais non pas extraordinaires, Lamartine parcourt les terres de Palestine, du Liban, de Syrie et de Turquie, lesquelles appartiennent à l’Empire ottoman.
Toutefois, Méhémet Ali profite de la faiblesse de l’Empire agonisant. Il envoie Ibrahim Pacha ravager Saint-Jean-d’Acre et conquérir la Syrie. Lamartine et sa famille traversent et séjournent dans des régions en guerre, qui, pour certaines, sont également victimes de la peste ou du choléra.
Mais ces circonstances ne les empêchent pas de mener une vie sociale riche, qu’ils soient invités ou accueillis.
C’est ainsi que Marianne et Julia découvrent la cérémonie du bain de la fiancée : « Un bain est annoncé quinze jours d’avance, comme un bal en Europe. » A la description des costumes, il est probable qu’elles soient en présence de femmes fortunées. Il semble également que les musiciennes, autant que les danseuses, ne soient pas issues des baigneuses. Il s’agirait de professionnelles louées pour l’occasion, et qui peinent à convaincre Marianne : « Quand toutes les femmes furent réunies, une musique sauvage se fit entendre ; des femmes dont le haut du corps était enveloppé d’une simple gaze rouge, poussaient des cris aigus et lamentables et jouaient du fifre et du tambourin ; cette musique ne cessa pas de toute la journée, et donnait à cette scène de plaisir et de fête un caractère de tumulte et de frénésie tout à fait barbare[…]puis vinrent les danseuses qui exécutèrent, aux sons de cette même musique, les danses égyptiennes et les évolutions monotones de l’Arabie. »
A suivre …