Un jour, une danseuse contemporaine, de formation classique, à laquelle je venais de dire que j’étais danseuse orientale, s’est mise immédiatement à tortiller du bassin, raide comme la justice. La voir ainsi se ridiculiser, penser qu’elle avait juste besoin d’un peu d’entraînement, me fit peine. Elle incarnait la vision académique européenne de la danse, pour laquelle la danse orientale est rabaissée à une gestuelle sexuelle et instinctive. Récemment, une danseuse amateure me déclarait qu’elle maîtrisait instinctivement la danse orientale parce qu’elle avait suivi des cours de danse africaine. Ses propos illustrent l’idée ethnocentrique européenne que toutes les techniques pelviennes se ressemblent. Par ailleurs, l’Afrique est un continent, et parler de danse africaine au singulier est une aberration. Pour ma part, après 20 ans de pratique, je ne me risque pas à trouver un lien quelconque entre les danses africaines et la danse orientale. Si toutes les techniques qui font appel au bassin sont pareilles, alors, il en va de même de toutes les techniques qui font appel aux jambes. De telle sorte que la danse classique et le football sont deux versions d’une même technique. Après tout, dans les deux cas, il est question de jambes et de dextérité…Quand il s’agit de techniques européennes, le ridicule des assimilations saute aux yeux 🙂
La technique de la danse orientale est au service de l’expression et du plaisir de la soliste. Deux choses qui l’opposent aux codes chorégraphiques européens. C’est en application de ces codes qu’elle est qualifiée de « facile. »
Au service de l’expression de la soliste
La danse orientale est une danse d’état de corps. La soliste n’interprète pas un rôle, elle ne raconte pas une histoire. Elle danse ce qu’elle est au moment où elle danse. Cela ne signifie pas qu’elle se dispense de la technique, et que n’importe quel mouvement, parce qu’il est issu de son inspiration, est de la danse orientale. Cela ne conduit pas non plus à rester en retrait de sa danse, à faire acte de demi présence. Au contraire, cela exige la parfaite maîtrise des variations d’intensités, des alternances de rythmes, des combinaisons musculaires, des champs référentiels, et de la distanciation de l’égo.
Par contre, cela affranchit de « l’obsession de l’exécution mécanique de la danse1» qui était celle de Balanchine. Maître du néoclassique, il considérait que « le corps était une machine qui devait être assemblée2 » de telle sorte que « la motivation, la profondeur psychologique, l’émotion et l’intensité dramatique étaient des qualités [qu’il] tentait de refouler chez ses danseurs et dans ses ballets. Il cherchait à remplacer le caractère par son idéal abstrait du mouvement physique.3 » Cette obsession reste encore très présente chez les européens qui jugent « facile » toute danse qui ne la partage pas.
Au service du plaisir de la soliste
C’est ici que cela devient particulièrement tabou pour les esprits éduqués dans les codes monothéistes masculins 🙂 Ces monothéismes sont des dogmes opposés à la nature qu’ils considèrent comme dangereuse pour la civilisation masculine construite selon la volonté d’un dieu unique. Or, le corps, et notamment le corps de la femme qui danse, incarne la nature et toutes ses menaces : « La créature qui était sous mes yeux avait cette beauté surhumaine qui ne peut venir que du ciel ou de l’enfer. Ce n’était pas là une simple fille faite avec un peu de notre terre, et pauvrement éclairée à l’intérieur par le vacillant rayon d’une âme de femme. C’était un ange ! mais de ténèbres, mais de flamme et non de lumière. Au moment où je pensais cela, je vis près de toi une chèvre, une bête du sabbat, qui me regardait en riant. Le soleil de midi lui faisait des cornes de feu. Alors j’entrevis le piège du démon, et je ne doutai plus que tu ne vinsses de l’enfer et que tu n’en vinsses pour ma perdition.4» Cette conception du désir est très éloignée de celles des polythéismes qui considéraient l’érotisme du corps de la femme comme une manifestation des forces divines.
Dans les civilisations européennes, la danse est d’abord un divertissement profane, encadré par les autorités familiales et religieuses. Ensuite, elle devient un art où le corps paie le prix fort pour avoir le droit de s’exprimer. Il faut sacrifier tout ce qui peut rappeler sa dimension animale et naturelle. C’est l’instauration de la position de l’en dehors : « Rien n’est si nécessaire, Monsieur, que le tour de la cuisse en dehors pour bien danser, et rien n’est si naturel aux hommes que la position contraire. Nous naissons avec elle ; il est inutile pour vous convaincre de cette vérité, de vous citer pour exemple les Levantins, les Africains et tous les peuples qui dansent, ou plutôt qui sautent et qui se meuvent sans principes […] pour danser avec élégance, marcher avec grâce et se présenter avec noblesse, il faut absolument renverser l’ordre des choses et contraindre les parties par une application aussi longue que pénible à prendre une toute autre situation que celle qu’elles ont primordialement reçue.5 »
Rédigées au 18ème siècle, ces principes régissent toujours, parfois inconsciemment, les relations des européens avec les corps qui dansent. Ces corps doivent avoir ‘des principes’ acquis dans la douleur qui les éloignent de leur nature première.
Or, la danse orientale fait exactement le contraire. Elle rapproche les femmes de leur corps et du Féminin de leur nature. Si les femmes éprouvent du plaisir dès les premiers cours de danse orientale, ce n’est pas parce qu’elles parviennent immédiatement à acquérir sa technique. C’est parce que l’enseignement leur permet de découvrir les chemins corporels de l’énergie féminine, et une autre image d’elles-mêmes.
Dans le contexte culturel européen, ce sont là des motifs suffisants pour la qualifier de « facile. »
1.2.3 Gelsey Kirkland, Dancing on my grave
4 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
5 Noverre, Lettres sur la danse