Début janvier 1843, Gérard de Nerval embarque pour le Caire. Le « Voyage en Orient » présenté comme racontant ses impressions et ses expériences rapportées du Moyen-Orient, contient également des emprunts à d’autres auteurs qui l’ont précédé sur ces terres.
Toutefois, Nerval assiste personnellement à des danses orientales alors qu’il se trouve dans un café du Caire. Ces danses sont exécutées par des hommes, puisque, depuis 1834, le décret de Méhémet Ali interdit aux artistes féminines et aux prostituées d’exercer en public au Caire. Cette interdiction vise à marginaliser ces professions qui, avant cela, étaient intégrées à la vie cairote.
Méhémet Ali accède au pouvoir en 1805 et met fin au pouvoir des beys mamelouk avec le soutien des oulémas. Il souhaite augmenter les ressources de l’Egypte pour renforcer l’indépendance du pays. De nouvelles taxes sont établies, notamment sur les danseuses. Or, les religieux sont opposés à «ces impôts sur le vice.» Ils condamnent le fait que des musulmanes se produisent devant des «infidèles», et font valoir que l’argent issu des taxes appliquées à cette activité est impur, et ne peut servir à payer les salaires de fonctionnaires.
Par ailleurs, Méhémet Ali souhaite moderniser l’Egypte, et il ne veut pas que son pays soit assimilé à l’image sensuelle des danseuses et des prostituées. Dès lors, il renonce aux profits générés par les impôts sur ces professions, et décrète leur interdiction.
Nerval est un voyageur humaniste, qui ne recherche pas le pittoresque, et partage la vie quotidienne des gens du pays. Il se laisse rarement aller à un sentiment de supériorité, et fait généralement preuve d’empathie et d’imagination. Sa vision de l’orient est subtile et généreuse.
Danseurs dans un café
« Et maintenant voici les almées qui nous apparaissent dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. Elles me frappèrent au premier abord par l’éclat des calottes d’or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons qui frappaient le sol, pendant que les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux ; les hanches frémissaient d’un mouvement voluptueux ; la taille apparaissait nue sous la mousseline dans l’intervalle de la veste et de la riche ceinture relâchée et tombant très bas, comme le ceston de Venus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, dont les doigts agitaient de petites cymbales, grandes comme des castagnettes, et qui se démenaient vaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tambourin. Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux joues pleines et délicates légèrement fardées ; mais la troisième , il faut bien le dire, trahissait un sexe moins tendre avec une barbe de huit jours ; de sorte qu’à bien examiner les choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux les traits des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous n’avions affaire là qu’à des almées… mâles. »
Distinction entre almées et ghawâzî
« J’ai parlé de ces dernières sous le nom d’almées en cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s’appellent ghawasies ; les almées sont des chanteuses ; le pluriel de ce mot se prononce oualems. Quant aux danseurs autorisés par la morale musulmane, ils s’appellent khowals. »
Cependant, à l’époque où écrit Nerval (après 1843), la profession connaît une mutation sous la double pression de l’attrait des étrangers pour les danseuses, et la nécessité de faire face à des dépenses croissantes pour assurer leur sécurité dans la Haute-Egypte, où elles ont été bannies. Dès lors, le mot almée ne désigne plus une artiste se produisant uniquement dans les harems, mais une femme instruite, maîtrisant la musique, le chant et la danse, qui exerce en privé, et a ajouté à ces talents, celui de courtisane.
La rémunération des ghawâzî
« On va me croire prodigue ; je me hâte de faire remarquer qu’il y a des pièces d’or nommées ghazis, depuis cinquante centimes jusqu’à cinq francs. C’est naturellement avec les plus petites que l’on fait des masques d’or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles viennent incliner leur front humide devant chacun des spectateurs.»
L’interdiction des danseuses orientales au Caire
« Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose de bien particulier. Il y a peu d’années, les danseuses parcouraient librement la ville, animaient les fêtes publiques et faisaient les délices des casinos et des cafés. Aujourd’hui elles ne peuvent plus se montrer que dans les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scrupuleux trouvent beaucoup plus convenables ces danses d’hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont les bras, la taille et le col nu parodient si déplorablement les attraits demi-voilés des danseuses. »
« Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales tentées ici. On déprave toute une population pour éviter un mal certainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, Le Caire avait des bayadères publiques comme l’Inde, et des courtisanes comme l’Antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le plus grand nombre résidait hors de la ville, à Matarée. Enfin, les dévots du Caire offrirent de payer l’impôt en question ; ce fut alors que l’on exila toutes ces femmes à Esné, dans la Haute-Egypte. »
L’instruction des femmes
Nerval s’installe dans un quartier du Caire. Comme il est mal vu de demeurer sans femme, il achète une esclave à laquelle il propose de s’instruire. En réponse, elle l’initie à la fine hiérarchie qui régit la vie des femmes orientales.
« J’allai lui répondre qu’étant esclave elle était moins qu’une servante ; mais je me rappelai la distinction qu’elle avait établie déjà entre sa position de cadine (dame) et des odaleuk, destinées aux travaux.
– Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire ? On te montrerait ensuite à chanter et à danser ; ce n’est plus là le travail d’une servante.
– Non, mais c’est toute la science d’une almée, d’une baladine, et j’aime mieux rester ce que je suis. »
Le fantasme de la danseuse orientale
Nerval ne verra pas de danseuses orientale au cours de son voyage. Il ne peut que les imaginer, comme il le fait dans une scène de « L’Histoire du Calife Hakem. »
« Des danseuses, revêtues de costumes éblouissants, ondulaient comme des serpents, au milieu de tapis de Perse entourés de lampes, pour qu’on ne perdit rien de leurs mouvements et de leurs poses. »
Entre expérience et phantasme, les écrits de Nerval évoquent cet Orient qui m’ensorcelle, me hante et m’inspire.
Pour aller plus loin : Gérard de Nerval, Voyage en Orient