« Il est le coeur et le souffle du Grand Seigneur, il fait ce qu’il veut et le Grand Seigneur ne fait rien sans prendre son conseil. Il est un sujet de notre République, de Parga. Il est mince, avec un visage fin et pâle, d’une taille moyenne, il est très gracieux. Eloquent, il s’intéresse à tout et se fait lire des romans comme la vie d’Alexandre le Grand ou d’Hannibal et des livres de guerres et d’histoire. Il compose la musique avec bonheur en compagnie d’un persan qui habite chez lui … Il achète toutes les belles choses qu’il veut avoir. Il est savant, lit la philosophie et connaît parfaitement le droit de son pays. Il est très aimé par le Grand Seigneur qui ne peut se séparer de lui. » Tel est décrit Ibrahim Pacha par un représentant de Venise au début des années 1520.
L’esprit brillant, le physique beau, il a l’âge de Süleyman. Esclave, il lui est offert en 1515. Les deux jeunes hommes deviennent inséparables. C’est au crédit du futur sultan qu’il faut souligner son goût pour les talents et les grâces d’autrui.
Les capacités d’Ibrahim sont repérées par sa première propriétaire, qui l’instruit avec grand soin. Outre l’équitation et la chasse – il occupera le poste de chef fauconnier – il maîtrise la langue poétique savante, embellie de mots et de tournures empruntées à l’arabe et au persan. Cette langue virtuose est un élément fondamental du savoir-vivre dans les cercles du pouvoir. Sa connaissance de l’histoire et sa vision politique le désignent pour exercer les plus hautes fonctions aux côtés de son ami.
Il partage avec Süleyman l’aptitude à discerner le beau et le délicat en toute chose. Au palais, leurs chambres sont côte à côte.
En 1523, Süleyman nomme Ibrahim Grand Vizir. La légende raconte que l’esclave grec aurait d’abord refusé la charge, avouant qu’il craignait d’y laisser la vie. Le sultan aurait balayé ses appréhensions d’un revers de main, lui assurant son affection éternelle.
De 1523 à 1536, le vizirat d’Ibrahim est la période la plus faste de l’éblouissant règne de Süleyman.
Deux ans avant cette nomination, Ibrahim fait construire un magnifique palais, dans le style italien, au centre d’Istanbul. Il est le cadre de somptueuses fêtes, et, notamment, de son mariage avec la sœur de Süleyman, Hatidje Sultane.
L’attachement du sultan et la protection de la Valide Sultane font perdre à Ibrahim tout sentiment de mesure et de prudence. Amoureux du beau, il rapatrie de Bude (Hongrie) trois statues d’Hercule, de Diane et d’Apollon qu’il installe en centre ville, à la vue de tous. Pour lui, ce sont des œuvres d’art. Pour ses opposants, ce sont des idoles.
Ce geste malheureux s’ajoute à une conduite tapageuse et des propos vantards. De plus, Ibrahim commet des erreurs politiques et militaires. Comme la Valide Sultane, il sait que seul Mustafa, le fils de Mahidevran, est apte à succéder à son père. On raconte qu’il aurait tenté de sortir Süleyman de sa monogamie de mauvais aloi en lui offrant de belles esclaves. Et il fait preuve d’impréparation durant la campagne – néanmoins victorieuse – de conquête de l’Irak.
En mars 1534, Hafsa Sultane décède. En mai 1534, Hürrem devient l’épouse de Süleyman par un contrat de mariage formel. Et ses yeux verts brillent d’un éclat étrange quand elle pense à Ibrahim.
C’est une faction entière qui œuvre à la chute d’Ibrahim. Hürrem en est un élément central. Il faut se souvenir qu’elle est la fille d’un prêtre. Convertie à l’Islam, elle est assez bigote, et consacre la fortune que lui alloue son époux, à l’édification d’établissements pieux. Alors qu’il est en campagne, elle lui envoie une chemise talismanique.
Il est donc raisonnable de penser qu’elle manie avec virtuosité le vocabulaire de l’excommunication. Et les trois statues de dieux antiques rapportées de Bude lui donnent l’opportunité d’exercer ses talents. Elle reprend à son compte les graves accusations de mécréance. Elle y ajoute sans doute la menace des ambitions personnelles prêtées à Ibrahim du fait de sa conduite arrogante. Elle n’est pas la seule à travailler Süleyman avec ces arguments.
Dans la nuit du 14 au 15 mars 1536, « les muets du sérail » officient. Au matin, le corps d’Ibrahim est discrètement inhumé, sans stèle.
Bien plus que ceux contre son sang, ce crime pourrait être le crime le plus intime de Süleyman. Cet assassinat est le sacrifice d’une amitié virile, source d’un élargissement d’âme et de coeur. Les réussites du vizirat d’Ibrahim semblent attester que c’est dans le cadre de cette relation que Süleyman connut l’accomplissement.
Désormais, l’étroit repli sur la cellule familiale, auquel Hürrem œuvre depuis si longtemps, se met en place. Süleyman aurait peut-être trouvé en son aîné et favori, Mehmed, un confident. Mais la variole l’emporte en 1543, le jour du 49eme anniversaire du sultan.
Les plans de la sultane sont servis par le hasard. En 1541, un incendie ravage le Vieux Palais, lieu qui abrite le harem impérial. Il faut donc trouver de nouveaux locaux. Ce sera au coeur du palais de Topkapi, résidence du sultan et centre du pouvoir. Ainsi, les murs du harem jouxtent désormais ceux du divan, conseil du Sultan, où se décident l’avenir de l’empire et … les nominations aux postes d’influence.
Voilà Hürrem au plus proche des leviers que sa faction actionnent pour elle. Or, un danger se dessine de plus en plus clairement.
Selim, l’enfant chéri, deuxième fils d’Hürrem, celui qu’elle souhaite voir sur le trône, est obèse au point de ne pas pouvoir monter à cheval. Et ses goûts sont plutôt bas : l’alcool et les femmes. Il est surnommé « l’Ivrogne »
Au contraire, Mustafa possède toutes les qualités qui le désignent comme digne successeur de son père. De surcroît, il est populaire, apprécié de l’armée et des représentants de l’étranger.
Les partisans de Mustafa et ceux d’Hürrem et de Selim sont à couteaux tirés. L’amour et l’isolement affectif de Süleyman jouent en faveur des derniers.