La danse orientale est une discipline très ancienne. Reléguée en marge des sociétés monothéistes, son esprit a survécu, et sa technique a évoluée au fil des contextes socioculturels qu’elle a traversés.
La légende de Qays et Laylâ fait partie de l’environnement artistique de la danse orientale. Elle date du VIIème siècle, et a été adaptée pour le cinéma, en 1989, par le metteur en scène tunisien Taïeb Louhichi.
Qays et Laylâ vivent dans un campement prospère, près d’une oasis, dans le désert d’Arabie. Leurs pères sont cousins. Qays est un jeune homme brillant, aussi doué pour l’action que pour les arts. Ses parents croient en lui, et l’envoient parcourir le monde. Quand il revient, il n’a qu’une idée en tête : chanter Leylâ, et l’amour qu’il lui porte, dans ses poèmes. Cela est strictement contraire aux codes qui régissent le campement. L’amour pour une femme ne se dit pas, et encore moins l’amour pour le corps d’une femme. Mais Qays refuse de considérer les vers d’amour comme des choses défendues et impures. Il se rebelle contre ces limites de l’intime qui sont imposées à son art. Quand le père de Laylâ rejette sa demande en mariage, il se met à errer dans le désert. Jusqu’à en devenir fou. Laylâ est mariée à un autre homme. Mais celui-ci est désespéré de ne pas la rendre heureuse. Il la ramène à sa famille, où elle meurt.
Le désert
Le désert est le héros du film. Il représente l’immensité des possibles dans le cœur des hommes, frustrée par les codes qui visent à ramener les sentiments et les aspirations individuelles à la norme établie par le groupe. Univers à priori stérile, le désert devient un refuge pour la vie et l’art. Les ciels sont blancs, pêche, vanille, mauves. Le sable est beige, rouille, rose pâle. La photographie splendide du film fait chanter les dunes comme le poète amoureux chante ses vers. Par contraste, les campements aux couvertures de laines sombres qui délimitent les périmètres que ne doit pas franchir Qays incarnent l’enfermement des individus dans « ces traditions et ces coutumes [qui] commencent à s’user. »*
L’amour
Il y a bien sûr l’amour partagé des deux jeunes gens. Mais il y a aussi l’amour du père de Qays pour son fils. Il comprend l’attitude du père de Laylâ, mais il le prie avec humilité de favoriser la vie, et de laisser leurs enfants s’aimer. Il lui offre sa richesse et son pouvoir. Et quand son fils prend de plus en plus de distance avec le campement, et avec sa famille, il veille sur lui, et envoie son ancienne nourrice recueillir ses vers.
Il y a également l’amour des mères et des femmes. Toutes tentent d’infléchir la détermination du père de Laylâ. Toutes font valoir que les mots d’amour du poète, même s’ils célèbrent l’amour sensuel pour sa fille, ne sont pas des insultes.
Et puis il y a l’attachement inconditionnel de « La Muette. » Elle appartient à la famille de Qays. Est-elle parente ? Est-elle esclave ? C’est sa robe brune qui ouvre le film, et c’est son cri qui le termine. Elle qui ne parle pas prend soin de celui qu’on veut faire taire. Elle sait que les mots qui ne sont pas dits sont mortifères, autant pour celui qui les porte, que pour ceux qui ne veulent pas les entendre. Elle vit la douleur de Qays et l’entoure d’attentions silencieuses.
Ce qui m’a bouleversée dans cette légende est qu’aucun protagoniste n’est motivé par la haine. Certains jeunes hommes sont jaloux de Qays, mais cela reste dans les limites de la rivalité naturelle. Tous agissent comme le code attend qu’ils le fassent, et non selon leurs sentiments personnels et leur bon sens. Si bien que la mort et l’absurde triomphent là où tous les éléments étaient réunis pour que se développent la vie et la prospérité.
Les vers interdits
Au-delà de la liberté d’expression, cette légende pose la question essentielle de l’immixtion du pouvoir dans les relations privées. Pourquoi les manifestations d’affection seraient-elles jugées comme mauvaises dans un cadre, et bienfaisantes dans un autre ? Comment le même sentiment peut-il être considéré à la fois comme sale et généreux ? N’est-ce pas les relations entre les êtres humains qu’un tel cloisonnement vise à dégrader ? Quelle légitimité a un pouvoir qui codifie les relations entre les gens de telle sorte qu’ils ne puissent jamais être eux-mêmes? 14 siècles sont passés, mais la légende de Qays et Laylâ est saisissante d’actualité.
« Ton corps flambe, Laylâ, de bonheur et d’atours.
Ah ! Que ne suis-je moi un peu de sa fraîcheur !
Je t’ai vue, je t’ai vue : en un songe ? Ou alors
De mes yeux grands ouverts, mes témoins au grand jour ?
Te serrant contre moi, j’ai dit : « Mon feu se meurt ! »
Mais l’incendie ne meurt, il brûle, il est plus fort.
Laylâ en ses atours, c’est un corps flamboyant
Comme, aux palmes, bourgeons qui gonflent leur ramure. »*
Et vous ? Imaginez-vous des rues où les amoureux ne pourraient pas se tenir par la main ? Ou les poèmes d’amour seraient interdits de publication ?
* Extraits du film en version originale sous-titrée