En 1704 paraît en France le premier des 12 volumes des « Mille nuits et une nuit » traduites par Antoine Galland. A la vérité, ces volumes contiennent le quart des contes qui composent les Nuits.
De surcroît, il s’agit plus d’une destruction – une adaptation diront les ventres mous – que d’une traduction. La cruauté, le vocabulaire réaliste et anatomique, les vers des poètes, les situations scabreuses, et l’érotisme, aussi raffiné qu’explicite, ont totalement disparu. Demeure un texte à mettre dans toutes les mains.
Il a cependant le mérite de faire soupçonner au monde occidental qu’il existe d’autres réponses aux questions essentielles qui s’imposent à l’Humanité. Réponses différentes, mais tout aussi sophistiquées.
Une figure émerge des Nuits. Celle du Prince, également appelé l’adolescent, héros de la majorité des contes.
Dans sa fidèle version, le personnage a de quoi mettre les chaumières de la bien-pensance en ordre de combat.
Toutefois, pour les rares qui préfèrent le feutré des salons freudiens, le Prince incarne le parfait archétype viril tapi dans la psyché des hommes et … des femmes.
Le Prince des Nuits est beau. Très beau.
De noble stature, sa silhouette se dessine depuis sa taille souple « qui surpasse celle du jeune rameau. »
Le teint clair, les yeux grands et noirs « plus magiciens que ceux des anges Harout et Marout », l’arc des sourcils parfait, la joue douce sous un duvet jeune. Quant à l’épaisse toison de ses cheveux, elle vient « en boucles noires s’arrondir sur ses tempes, tels des scorpions qui mordent le coeur des amoureux. »
Sa beauté est telle que ses apparitions suspendent le temps. Les marchands du souk « cessèrent de s’occuper de leurs clients ; et ceux qui coupaient les étoffes tinrent leurs ciseaux en l’air ; et ceux qui achetaient négligeaient leurs achats. Et tous à la fois se demandaient : « Est-ce que, par hasard, le portier Radouân, qui a les clefs des jardins du ciel, aurait oublié de fermer les portes, que soit ainsi descendu sur terre ce céleste adolescent ? »
Cette beauté à la limite des perfections est un don divin. Elle témoigne de la nature supérieure du Prince et le protège : « Par Allah ! c’est là une grande misère ! Comment aurons-nous le coeur de tuer un si beau garçon, un jouvenceau si tendre, si élégant et si gentil ? » Et cela même s’il se comporte de façon fort légère et trousse toutes les adolescentes du quartier « […] ce fainéant, ce dissolu, ce jeune perforateur ! »
Cette beauté irrésistible est l’objet de tous les désirs, ce qui fait d’elle un outil du cycle de vie et de jouissance : « […] les femmes, d’émotion, s’arrêtèrent de respirer, et sentirent leur raison s’envoler. Et chacune d’elles brûlait de pouvoir enlacer cet adolescent merveilleux, et se jeter dans son giron, et y rester attachée durant une année, ou un mois, ou tout au moins une heure, seulement le temps d’être chargée une fois, et de le sentir en elle ! »
Elle est aussi l’instrument du destin, le levier qui permet que s’accomplisse ce qui est écrit sans tenir compte des interdits et des plans des hommes : « Ali-Nour, à mes yeux effrayés tu apparais plus terrible que le lion du désert ; à ma chair qui te désire, plus fort que le léopard ; et à mes lèvres qui pâlissent, plus meurtrier que le glaive dur ! Ali-Nour ! tu es mon sultan ! et c’est toi qui me prendras ! Viens ! »
A la perfection de la beauté, s’ajoutent un esprit et un corps formés par les plus illustres savants et les meilleurs maîtres.
Il maîtrise : « […] la calligraphie, les belles-lettres et l’art de se conduire ainsi que les règles de la syntaxe et de la jurisprudence. » La géométrie et le Coran n’ont pas de secret pour lui. A l’occasion, il se fait médecin.
C’est un cavalier héroïque, un enflammé de la chasse à courre et à l’épervier. Il manie l’arc, le javelot et la lance.
Il excelle en poésie. Dans les Nuits, les protagonistes empruntent aux poètes classiques, et à ceux du temps du califat d’Harun al-Rachid (785-809), pour exprimer leurs sentiments.
Il ne s’agit pas d’amasser les connaissances et de les restituer sans finesse. Il faut choisir les vers avec à-propos, les moduler et les rythmer selon l’infinie variété des émotions et les instants de grâce amoureux.
Parfois, les vers sont échangés par écrit. Dès lors, il faut également prêter attention au rendu de l’ensemble une fois les mots tracés sur le papier.
Le Prince des Nuits tue aisément, notamment la femme adultère, et le chrétien mécréant : « Le pur délice des délices est de tuer de sa main les ennemis, et de se sentir emporté sur un coursier fougueux. »
Mais avec ses coreligionnaires, quelle que soit la gravité de l’offense, il se montre clément, car nul ne peut aller contre sa nature, qui est l’oeuvre du Très Haut : « […] moi, j’ai agi vis à vis de toi d’après mon tempérament. Je ne m’y pouvais soustraire. Mais toi, agis à ton tour selon ton tempérament ! » Alors Ali-Nour jeta le glaive loin de lui, regarda le khalifat et lui dit :
« Ô émir des Croyants, il vient de me désarmer ! […] J’ai vu mon ennemi et j’ai su comment le vaincre ! Car l’homme pur est toujours vaincu par les paroles de bonté ! »
« […] ce qui est tracé sur le front de l’homme par les doigts d’Allah, la main de l’homme ne saurait l’effacer ; et la créature aurait des ailes qu’elle ne saurait échapper à son destin. »
Dès lors, la concubine possédée par le Prince accepte les décisions de son maître.
Si un revers de fortune l’y contraint, il la vend : « Ne crains point de tout faire, si t’y oblige la nécessité ! Et ne recule devant rien, si ce n’est devant la limite de la bienséance ! »
Dans un moment d’euphorie, et pris d’un élan soudain de générosité, il peut également l’offrir à un convive : « Elle est tienne désormais ! […] Alors Douce-Amie lui jeta un regard plein de larmes et lui dit :
« Ô mon maître Ali-Nour ! tu vas ainsi réellement me quitter et me répudier, sans même me dire un dernier adieu ? De grâce, arrête-toi un peu, juste le temps que je te dise deux mots d’adieu. […] Vas-tu t’échapper loin de moi, ô pur sang de mon coeur, toi dont la place est dans ce coeur meurtri, entre ma poitrine et mes entrailles ? »
L’ardeur des sentiments du Prince le conduit souvent aux larmes et à … l’évanouissement : « […] il se mit à pleurer tellement qu’il tomba évanoui. »
C’est que le caractère du Prince présente une étrange alliance où se mêlent stoïcisme et violence des sentiments.
Cette absence de lâcheté face à ses émotions ne le rend pas pour autant adroit quand il s’agit d’entrer en relation avec l’aimée. Il est rare qu’il trouve par lui-même le chemin de la félicité.
Bien souvent, c’est la principale concernée qui prend l’initiative du premier contact. Il arrive même que le Prince ait besoin de l’aide d’une autre femme pour lui traduire les intentions de celle qu’il convoite : « Car ces signes, qui n’ont point de mystère pour nous autres femmes, signifient clairement qu’elle te désire avec passion et qu’elle te donne rendez-vous dans deux jours […] »
Mais une fois qu’il se sait bienvenu, il déploie de nombreux talents.
« […] il s’approcha de l’adolescente endormie, en tremblant de tous ses muscles et tous ses nerfs, et frémissant de plaisir et de volupté, il la baisa sur la joue droite. »
Pour peu que la belle ait été plongée dans un sommeil profond par une effrita malicieuse, il profite de sa bonne fortune. Ainsi, il : « […] s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos, et qui n’avait pour tout vêtement que ses cheveux épars, et il l’enlaça de ses bras et il allait faire un premier essai de ce qu’il allait faire […] »
Avec les éveillées, il se montre également brillant :
« Ô sourire de perles sur les lèvres de l’aimée, sourire bu sur les perles mêmes !
Joues des amants ! Que de baisers ne connûtes-vous , que de caresses sur la soie !
Caresses des cheveux épars au matin , caresses de doigts qui fourmillent nombreux !
Et toi, glaive brillant tel l’acier hors du fourreau, glaive sans repos, glaive de la nuit … »
A son corps consentant, il lui arrive également de jouer le Prince au bois dormant : « Et la jeune fille enfouit sa tête sous le bras de l’adolescent, et câlinement le mordilla au cou et à l’oreille, mais sans résultat. Alors ne pouvant plus résister à la flamme allumée en elle pour la première fois, elle se mit de la main à fureter entre les jambes et les cuisses du jeune homme et les trouva si lisses et si pleines qu’elle ne put empêcher sa main de glisser sur leur surface […] et, tandis qu’elle embrassait les lèvres du jeune homme avec ardeur, il arriva ce qu’il arriva ! »
Extraits des « Mille nuits et une nuit », traduction de Joseph Charles Mardrus