Wallâda et Ibn Zaydûn, les amants de Cordoue

Jean-Léon Gérôme

Après trois ans de siège, durant lesquels les partisans de Sulaymân al-Musta’in portent la mort et la désolation sur les terres de sirop de rose et de confiture de cédrat, la ville est passée au fil de l’épée. 20.000 morts.

« Une Destinée injuste les a accablés : dispersés aux quatre vents, la plupart d’entre eux périrent.

Les coups du destin les ont frappés, tant dans leurs demeures que dans leur chair : rien des habitations ni des personnes ne fut épargné. »
Ibn Shuhayd

Ce massacre est la conséquence d’un désordre de succession. Les héritiers omeyyades du califat sont la proie de factions qui s’affrontent brutalement. Durant quelques années, le califat passe aux mains des uns et des autres. Puis la réalité du pouvoir de Cordoue sur l’ensemble d’al-Andalus s’éteint à jamais.

Alors, l’élite intellectuelle et artistique, qui a fondé les conditions d’existence matérielles et spirituelles d’une société avide de savoirs et de plaisirs, est sans ressources, puisque sans protecteur.

« Dans la capitale, les belles-lettres furent réduites à l’état de vestiges, effacées ; l’obscurantisme régna ; les Cordouans délaissèrent le raffinement qui les avait rendus célèbres pour une criante vulgarité. »
Ibn Hayyân

Sur les ruines de la ville califale, les notables cordouans établissent un conseil de vizirs. Rapidement, Djahwar b. Muhammad, issu d’une prestigieuse famille, prend l’ascendant sur les autres membres. En 1031, sous les traits d’une oligarchie naît un royaume.

Jean-Léon Gérôme

Cependant, au sein d’une famille influente et distinguée, proche du pouvoir, naît Abû al-Walîd Ahmad b. ’Abd Allâh b. Ahmad b. Ghâlib b. Zaydûn, dit Ibn Zaydûn. Très cultivé, ambitieux plus encore, et poète mieux que la plupart des andalous, qui le sont presque tous, il œuvre à l’avènement de Djahwar.

De là, il devient vizir et ambassadeur. De caractère indomptable et vigoureux, très assuré de ses qualités, il frotte les susceptibilités et s’attire des jalousies. Cible toute désignée pour les cabales, il conserve néanmoins la confiance de Djahwar. Dans un premier temps.

Les véritables embêtements commencent avec Wallâda. Fille d’un éphémère calife de Cordoue, mort méprisé et empoisonné, elle est l’opposée exacte de son père.
Les avis sont unanimes. A une beauté saisissante, elle allie une intelligence remarquable et des talents artistiques singuliers. Le bémol est qu’elle est dotée d’à peu près le même caractère qu’Ibn Zaydûn.

« Wallâda était la première dame de son temps. Son air assuré et son refus de porter le voile témoignaient de l’ardeur de son tempérament. Et c’était en outre le meilleur moyen de manifester ses exquises qualités, aussi bien la beauté de son visage que le charme de son caractère […] une grande impétuosité, un esprit fougueux et une générosité héritée de ses ancêtres. »
in Sigrid Hunke, « Le Soleil d’Allah brille sur l’Occident »

Lesquels ancêtres se trouvent être les Omeyyades, dynastie des califes déchus. Pour son malheur, la contrariété fera oublier cette filiation à Ibn Zaydûn…

Jean-Léon Gérôme

Pour l’heure, Wallâda reçoit chez elle les érudits, ces esprits qui embrassent le monde et l’ensemble de ses phénomènes, comme le feront les encyclopédistes français 800 ans plus tard. Dans le raffinement hérité de l’ancienne capitale, les sciences et les lettres sont évoqués avec délices.

C’est alors que les deux « fauves » se rencontrent.

Dans la plus pure tradition arabe, cet Amour est un accident inéluctable. Il est impossible de se rebeller contre ses décrets. Ainsi, Ibn Zaydûn se dévoue et se soumet à celle qui devient l’Inégalable:


« Sois hautaine : je le supporterai. Sois arrogante : je l’endurerai. Sois vaniteuse : je me résignerai. Détourne-toi : je me rapprocherai. Parle : j’écouterai. Ordonne : j’obéirai. »

Commence alors une une relation rare entre deux êtres d’exception et de forces égales, où l’âme décuple la volupté.

Cependant, Wallâda, attachée à son pouvoir et à son indépendance, conserve une cour de soupirants, instrument de torture pour Ibn Zaydûn. Et cela d’autant plus que, parmi eux, se trouve Abû ‘Amir b. ‘Abdûs, lui aussi vizir et poète, et ennemi personnel d’Ibn Zaydûn.

De telle sorte que le fier amant compose des vers de plus en plus virulents contre le fâcheux et son amante :


« Tu m’ordonnerais de mourir, que je ne pourrais qu’acquiescer. Ô inique tyran, pour toi j’ai renoncé à qui se montrait plus équitable à mon égard. Tu m’as montré bien des visages de l’aversion, à ce point édifiants qu’ils suffiraient à faire de moi une figure exemplaire des récits sur l’amour. Tu n’as épargné aucune partie de mon corps : toutes, tu les as abandonnées, mais non sans les avoir marquées des stigmates du mal d’amour, comme autant de parures par toi offertes. »

Jean-Léon Gérôme


Si Wallâda se laisse fléchir un temps et éloigne Ibn ‘Abdus, elle ne pardonne pas l’offense. Le rapprochement n’est pas à la hauteur des attentes, teinté qu’il est de rancune :


«  Alors, les liens que nos âmes avaient noués se sont dissous, et les attaches qui tenaient nos mains unies se sont rompues. Jadis, toute crainte de la séparation était bannie, mais à présent, tout espoir de rencontre est perdu. Au moins aimerions-nous savoir si, alors que nous n’avons accordé aucune satisfaction à vos ennemis, les nôtres ont obtenu de vous la faveur d’une satisfaction. […]Cela ne serait pas nous rendre justice que de vous montrer aimable envers ceux qui nous envient, ou de réjouir ceux qui en secret nous haïssent. »

C’est prêter bien dangereusement le flanc à ses ennemis que de salir ouvertement la réputation d’une descendante des Omeyyades.

En effet, dans l’Andalousie des Taifas, les pouvoirs des petits royaumes souffrent d’une absence de légitimité. Aussi, les émirs sont-ils précautionneux lorsqu’il s’agit de la considération de ceux-là qui sont revêtus d’une aura symbolique.

Dès lors, ces attaques répétées combinées avec une accusation de trahison au bénéfice du parti omeyyade, ce qui semble contradictoire, conduisent Ibn Zaydûn en prison.

Durant quelques 500 jours, le superbe amant expérimente l’inconfort sordide des geôles. Il tente d’abord de fléchir Djahwar. Il lui remet en mémoire son aide lors de son accession au pouvoir et sa loyauté. En vain. Aussi, avec l’aide du fils de l’émir, ‘Abd al-Malik, il s’évade.

Wallâda et Ibn Zaydûn, les amants de Cordoue
Jean-Léon Gérôme

Il se réfugie dans le royaume de Séville où il est accueilli à bras ouverts. Mais il languit Cordoue, et, à la mort de Djahwar, il rentre dans sa ville natale et se met au service d’Abd al-Malik. Wallâda le retrouve avec plaisir. Mais elle est engagée dans une relation plus solide, bien que tout aussi tumultueuse, avec Ibn ‘Abdûs. La rupture est consommée.

De surcroît, son caractère indomptable, qui le conduit à mépriser les ordres de l’émir, permet à la clique de ses opposants de l’accuser de fomenter un coup d’état. Il s’exile définitivement pour Séville, où son ascension dans les sphères du pouvoir s’accompagne de l’élimination brutale de ses rivaux. Il devient un intime des émirs ‘abbâdides, le féroce al-Mu’tadid et son fils al-Mu’tamid, dont il partage les plaisirs.

En effet, père et fils sont des poètes reconnus et des mécènes, qui font de Séville une cité où s’accomplit la vie bienheureuse. Ils sont également de redoutables conquérants, qui accroissent le territoire de Séville au dépens ses royaumes avoisinants, et notamment berbères.

C’est dans le cadre de cette expansion territoriale qu’Ibn Zaydûn aide al-Mu’tamid à prendre… Cordoue. Les natures ombrageuses savent quelle sombre délectation cela dut être.

Cependant, il semble avoir toujours conservé son coeur à Wallâda. Certes, sur ses vieux jours, il célèbre des amours plus tendres :


« L’amour, que j’avais oublié, s’est rappelé à moi, et, consolé, mon coeur s’est ouvert de nouveau au désir. Il brûle pour une jeune beauté, statue d’argent couronnée d’or. Candide, enfantine, ses regards langoureux et indolents séduisent les esprits. Voici que, grâce à la passion que j’éprouve pour elle, s’ouvre à moi une ère nouvelle, qui me fera oublier le passé. Elle sera le sceau de mes amours, car son amour m’a fait troquer l’idolâtrie contre la foi vraie. »

Mais, jusqu’à sa mort, la plus grande part de sa poésie amoureuse demeure consacrée à Wallâda.

Certains relèvent même que le choix du nom de son fils Walîd, masculin de Wallâda, et la kunya qui en découle, Abû al-Walîd, marquent l’identité d’Ibn Zaydûn du nom de son amour. Ainsi, sa dévotion pour celle qui mourut dans les bras d’Ibn ‘Abdûs entre dans l’éternité des Hommes.

Wallâda et Ibn Zaydûn, les amants de Cordoue
Jean-Léon Gérôme