Je poursuis mon examen des idées reçues sur la danse orientale. J’ai expliqué que la danse orientale est difficile à comprendre, parce qu’elle est liée à un ordre symbolique qui valorise le pouvoir créateur féminin, et l’union des humains et de la nature, notions inexistantes dans nos sociétés actuelles.
Un autre aspect de son histoire brouille la vision que nous avons de la danse orientale. Elle est l’héritière des rapports de forces issus de l’histoire coloniale.
L’héritage des expositions universelles
Au 19ème siècle, les européens découvrent la danse orientale dans le cadre des divertissements proposés au cours des expositions universelles. Ces grandes manifestations organisées au cœur des capitales visent à promouvoir les innovations techniques et la supériorité de la civilisation industrielle. Dès lors, les artistes qui se produisent sont considérés comme les témoignages vivants de développements artistiques inférieurs.
Ceci est particulièrement vrai pour la danse orientale. Enracinée dans une interprétation de l’univers incompatible avec celle de la civilisation industrielle, non narrative et non codifiée, elle est appréhendée superficiellement comme la manifestation innée de la sensualité des natives du Moyen-Orient. L’art est rabaissé à une caractéristique génétique.
De nos jours, ce cliché reste ancré dans l’imaginaire collectif. L’essence de la danse orientale résiderait dans le fait qu’elle est dansée par les natives du Moyen-Orient. Or, s’il est vrai que la danse orientale a été transmise et conservée sur ces territoires, elle a été pratiquée par des femmes de toutes origines, notamment au sein des harems.
L’héritage des luttes d’indépendance
En 1798, les troupes napoléoniennes entrent en Egypte. Les almées, musiciennes et chanteuses qui dansent rarement, quittent Le Caire pour exprimer leur mépris à l’égard de l’envahisseur, avec lequel elles refusent tout contact. Les danseuses sont plus pragmatiques.
Les oulémas condamnent les danseuses qui vivent de « l’étalage » de leur corps. Mais ce qui suscite plus encore leur indignation, c’est que des « infidèles » lèvent les yeux sur des femmes « de la foi véritable. »
Dès lors, ils n’auront de cesse de faire pression sur le pouvoir en place pour interdire aux danseuses de se produire. Leur mécontentement rencontre celui des égyptiens qui protestent contre la monopolisation des danseuses par les européens, les privant d’artistes pour les célébrations des jours saints et des fêtes de famille.
Méhémet Ali interdit les spectacles publics féminins par un décret en 1834. Cela aboutit à marginaliser la profession de danseuse, tout en la tolérant pour célébrer les événements privés.
Durant le protectorat anglais, les divertissements sont étroitement réglementés, mais les danseuses sont autorisées. D’ailleurs, l’ouverture des premiers music halls leur offre de nouvelles opportunités. Puis, c’est le cinéma qui les emploie.
Mais cette diffusion croissante de la danse orientale ne signifie pas qu’elle soit considérée comme un art. Au contraire, elle répand l’idée que la danse orientale est une facette naturelle de la femme moyen-orientale. De telle sorte que toute danseuse est ramenée à la norme produite par le cinéma, la télévision et l’événementiel moyen-orientaux.
En Egypte, depuis les années 60, le statut des danseuses orientales témoigne de cette réalité. Les gouvernements encouragent la création d’écoles d’arts. Seuls les artistes diplômés accèdent aux théâtres et à la télévision. Or, pour la danse orientale, il n’existe pas de diplôme. En conséquence, les danseuses orientales doivent suivre une formation de danse classique ou de danse folklorique pour avoir une chance de vivre correctement de leur art – qui n’est pas reconnu comme tel par les autorités. Ensuite, seules les diplômées en classique ou en danse folklorique peuvent se syndiquer pour percevoir des indemnités maladie et une retraite. Enfin, un « permis de danser » est créé. Il n’est délivré qu’aux danseuses qui sont syndiquées et justifient d’une expérience professionnelle en danse classique ou en danse folklorique.
Attribuer à la danse orientale une qualité « génétique », l’attacher à l’hérédité, est un moyen très efficace de la rejeter hors du processus artistique. Il s’agit de nier à un art fondamentalement féminin le droit d’exister en dehors des limites de la référence établie par les civilisations monothéistes masculines. La danse orientale célèbre l’énergie féminine, les liens étroits et invisibles qui unissent l’humain à son environnement, les cycles de la mort et de la vie. C’est un art fondamental et universel, qui demande de la sensibilité, de la créativité, de l’entraînement et une implication personnelle. Toutes choses qui ne dépendent pas de la naissance sur tel ou tel territoire.