Les Nuits racontent que la famille des Barmécides quitta son berceau du Khorassan pour s’établir à Damas sous le règne de la dynastie omeyyade, aux alentours de l’an 100 de l’hégire.
Ils semblent avoir toujours bénéficié d’une situation matérielle fortunée. Les annales comme les contes les qualifient de sectateurs de « la religion des mages », comprendre des mazdéens. Mais les historiens contemporains pensent qu’ils étaient des dignitaires bouddhistes.
Ils se seraient convertis à Damas où leurs affaires prospèrent. Mais ce serait sous la dynastie des Abbassides à Bagdad que leur haut rang les aurait conduit à occuper le poste de vizir auprès des califes.
Le premier attesté dans le cercle restreint du pouvoir suprême est Khaled. Il est successivement grand-vizir du premier calife abbasside Abbou al-Abbas puis de son demi-frère Mansour. Ce dernier souhaite voir lui succéder son fils, Mahdî, en lieu et place d’Isâ, désigné par Abbou al-Abbas. Intelligent et manoeuvrier dans l’âme, Khaled réalise la chose et gagne la première place « dans l’oeil » du pouvoir.
Dès lors, la voie est ouverte. Aux liens politiques se superposent des relations intimes. Le fils de Khaled, Yahya, se voit confier l’éducation du fils préféré de Mahdî, Haroun. Le futur calife grandit dans la fratrie barmécide composée de Fadhl, Dja’far, Mousâ et Mohammed. De là, son habitude d’appeler Yahya « mon père. »
Les Barmécides sont de grands hommes d’état. Habiles à remplir le trésor public, adeptes de la paix sociale qui fonde la prospérité, de haute culture, mécènes et tolérants en matière religieuse. Sous leurs vizirats s’affirme une civilisation brillante et sophistiquée, dont le prestige rejaillit sur le calife.
Les membres de leur famille et leurs clients sont partout, qu’il s’agisse de la Cour ou des postes clefs de l’empire. Rien ne se fait sans eux.
Leur palais ne désemplit pas. Pour les affaires ou pour les plaisirs, il est encombré de solliciteurs, de visiteurs et d’artistes. Et, bien entendu, d’esclaves qui oeuvrent à faire de chaque heure un moment de luxe et de raffinement. La mère de Dja’far aurait eu pour usage de lui fournir chaque vendredi une esclave vierge.
A cette époque, l’argent et le pouvoir n’interdisent pas la lucidité et la vison sur le long terme. Quand Haroun est proclamé, Yahya, conscient que sa position attise la malveillance et les convoitises, demande à être démis de son poste de grand-vizir pour partir à La Mecque finir ses jours. Il sait que la longévité dans la familiarité du pouvoir est mortelle.
Mais Haroun refuse. Et nomme vizirs Fadhl et Dja’far. Si Fadhl prend ses distances avec les parties de plaisirs du jeune calife, Dja’far est de toutes les divertissements. Sa nature le porte aux élégantes joutes verbales et aux joies de la vie bienheureuse.
Cette amitié masculine s’incarne dans l’anecdote, rapportée par les Nuits, selon laquelle Haroun aurait fait coudre un manteau à double col qui puisse les revêtir tous deux.
De même, Haroun éprouve une tendresse profonde pour sa sœur aînée, la très belle Abbassah. Durant l’enfance, elle prend sa défense contre les mauvais traitements que lui inflige Hâdi. Haroun lui témoigne égards et affection. Il partage avec elle les heures de ses jours, ce qui la met en présence de Dja’far. Or, les règles de la pudeur défendent ces rencontres, qui mettent mal à l’aise Abbassah et Dja’far. De là, Haroun décide un mariage purement formel afin qu’il puisse vivre dans le charme de leurs présences réunies.
Seulement, les deux aimés du calife sont fort bien faits et possèdent de nombreux attraits, tant physiques qu’intellectuels. De tendres sentiments naissent, lesquels incitent à la consommation de l’union.
Les Nuits en font porter la faute à Abbassah qui, face au stoïcisme viril de Dja’far, aurait demandé à sa belle-mère de la faire passer pour une des esclaves qu’elle fournissait à son fils. Ce ne serait qu’après l’étreinte fatale qu’elle aurait révélé son identité à son mari.
Amoureux avec interdiction de s’aimer afin que la lignée des Abbassides ne soit pas corrompue par la naissance d’un héritier potentiel, leur sort funeste s’aggrave quand Abbassah donne naissance à un fils. Elle s’empresse de le pourvoir de domestiques fiables et de l’envoyer vivre à La Mecque.
Les annales et les contes ne s’accordent pas quant à la façon dont Haroun apprit l’existence de cet enfant, qui portait le pouvoir des Barmécides à son acmé par l’alliance des sangs.
Soit, une esclave, qu’Abbassah aurait frappée un peu trop fort, se serait confiée à Haroun. Soit, Sett Zobaïda, exaspérée par la sévérité avec laquelle Ya’hya gérait la sécurité du harem, aurait révélé à son époux ce que toutes les femmes du palais savaient.
Dès lors, la défiance envahit le coeur du calife. Et parce qu’il y avait eu de l’amour, il ne s’y trouva plus qu’une haine féroce.
Il décide d’effectuer le pèlerinage et demande aux Barmécides de l’accompagner à La Mecque. Là, il se serait fait présenter le fils, que les efforts d’Abbâssa avaient échoué à mettre en sécurité. Il aurait décidé de l’épargner.
Sur la route du retour, il envoie dans la tente de Dja’far son porte-glaive, Massrour, avec ordre de lui rapporter la tête de l’ami déchu. Dja’far aurait tenté de convaincre Massrour que l’ordre avait pu être donné sous l’emprise de l’ivresse. Puis, il se soumit, et son ancien compagnon d’escapade accomplit son office.
La tête et le corps de Dja’far sont exposés sur le pont de Bagdad avant d’être livrés au feu, ce qui constitue une dégradation considérable.
Emprisonné, Ya’hya décède sous la torture, tandis que Fadhl, Mohammed et Mousâ sont égorgés devant Haroun. Les autres membres des Barmécides, famille ou clients, sont exécutés. L’ensemble des biens est confisqué, alors que femmes et enfants sont jetés dans l’errance et le dénuement.
Dans le livres de comptes du trésor, se trouveraient deux lignes qui témoignent de la violence de la chute :
« Pour une robe d’apparat, donnée par l’émir des Croyants en présent à son vizir Giafar, fils de Yahia Al-Barmaki, quatre cents mille dinars d’or. » Puis, peu de temps ensuite : « Naphte, roseaux et fumier pour brûler le corps de Giafar ben Yahia, dix drachmes d’argent. » *
En 803, les Barmécides sont éteints. A ce jour, il n’est pas établi qu’ils aient souhaité renverser la dynastie des Abbassides. Les raisons de la furie qui s’empara d’Al-Rachid demeurent obscures. Pourtant, le recul permet de discerner que ce carnage vise à purger toute critique de l’orthodoxie que souhaite imposer Haroun al-Rachid. En effet, les Barmécides sont critiqués quant à leur respect des lieux de culte mazdéens, leur ouverture d’esprit vis à vis des chiites et des autres pensées dissidentes. Il est probable que leur posture rationnelle vis à vis des dogmes les conduisit au supplice.
Peut-être aussi qu’Haroun était insatisfait, sans connaître la source de ce mal-être. Et, que, par un biais courant dans la nature humaine, il fit payer cette frustration à ceux-là qui lui étaient favorables, mais supérieurs d’esprit.
Les poètes ne s’y trompent pas qui chantent les louanges de ces hommes d’exception : « Depuis que le monde vous a perdus, ô fils de Barmak, les routes , au crépuscule du matin et au crépuscule du soir, ne sont plus couvertes de voyageurs. »*
En effet, avec la disparition des Barmécides, le rideau se baisse sur la splendide civilisation arabe. Comme il tombera sur la civilisation ottomane à la chute d’Ibrahim Pacha.
* « Les Mille et une nuits » contes traduits par Joseph Charles Mardrus