A l’antiquité du temps, cette histoire commence dans le plus vaste empire que le monde de l’Islam connaisse. La dynastie des Omeyyades règne sur un territoire qui va de la vallée de l’Indus à la péninsule ibérique. La Méditerranée est un « lac arabe. »
D’abord farouchement attaché aux cultes pré-islamiques des Rabb et des Rabba, lesquels sont des Seigneurs, masculin ou féminin, surnaturels et efficaces, le clan Omeyyade se convertit à la nouvelle religion et conquiert le titre suprême de calife, savoir « successeur ». Ensuite, il déplace la capitale de son empire de Médine à Damas. Enfin, il ajoute au génie arabe l’héritage byzantin, ce qui favorise l’émergence d’une civilisation raffinée et séduisante, dont l’élite est mouvementée par une communauté d’intérêts plus que par la quête d’unité religieuse.
Les conversions ne sont d’ailleurs pas encouragées. En effet, les « gens du Livre » bénéficient de la protection du pouvoir en échange du paiement d’une capitation. Dès lors, plus il se compte de protégés, plus les caisses du califat se remplissent. De plus, certaines restrictions économiques s’appliquent à ces dhimmi (protégés) ce qui favorise les musulmans.
Sans compter que les convertis n’acquièrent pas une égalité de droits. Ils doivent s’affilier à un clan dont ils sont, au mieux, les clients, au pire, les serviteurs.
Désignés sous le nom de mawali, leurs frustrations vont jouer un rôle dans l’histoire qui nous occupe.
Car le gouvernement d’un empire aussi vaste nécessite une chaine de commandement sans faille. Or, outre le jeu des factions qui opère à la capitale, le ressentiment des mawali, qui refusent d’être traités comme des musulmans de seconde catégorie, va être utilisé par un aspirant au pouvoir d’origine perse : Abou Muslim.
C’est depuis les terres du Khorassan qu’il diffuse une doctrine égalitaire qui fédère les oubliés du pouvoir aux tenants de la restauration d’Ali. A ces derniers il promet le califat. Cependant, en 749, à l’occasion de la prise de Koufa, il fait prêter serment à Abbou al-Abbas au détriment du descendant d’Ali.
Abbou al-Abbas, premier calife de la dynastie des Abassides, ouvre son règne par un bain dans le sang des Omeyyades, dont un seul réchappe au massacre, et se réfugie en Andalousie. De ce prélude, Abbou al-Abbas tire son surnom « Le Sanguinaire. »
Mansour, son demi-frère, lui succède, et se charge de stabiliser le pouvoir en éliminant Abou Muslim et les artisans de la victoire les plus zélés, et souvent les plus naïfs. En 758, il fonde Bagdad où il établit la capitale de l’empire.
En 765, naît Haroun. Sa mère est l’esclave yéménite Khaïzourân, dont il est l’enfant préféré. Concubine de Mahdî, troisième calife, elle détient une influence certaine.
C’est al-Hâdi qui reçoit le serment à la mort de son père, ce qui fait de lui le quatrième calife. Bien qu’il soit également l’enfant de Khaïzourân, la légende raconte qu’elle l’empoisonnât après qu’il eut tenté de … l’empoisonner. Cela afin que le califat échoie à Haroun aux dépens du fils que Mahdî avait désigné.
Dans son entreprise, elle aurait reçu le soutien des Barmécides, lesquels étaient déjà au service de Mansour, et avaient machiné la nomination de Mahdî à la succession de son père. Ils étaient également en charge de l’éducation d’Haroun, lequel passa toute son enfance en compagnie de Fadhl et Dja’far.
Si Fadhl est le frère de lait d’Haroun, son ami de coeur est Dja’far, dont il apprécie la prestance et les talents littéraires. Ensemble, ils partagent les même plaisirs et leur intimité est grande. Ce qui met Dja’far en présence d’Abbâsa, la sœur chérie du calife.
Pour sa part, Fadhl se tient éloigné de ces divertissements, où se mêlent vin, poètes, musiciens, danseuses et femmes. Cela explique peut-être que son supplice à la chute des Barmécides soit plus effroyable.
Les Barmécides sont puissants par la fortune et par l’esprit. Il s’agit d’une dynastie d’hommes d’état dont les compétences ont fait leurs preuves. Convertis d’origine afghane, ils sont étroitement associés au règne d’Haroun, lequel constitue un accomplissement de la culture arabe, malgré des pertes territoriales, comme celle de l’Andalousie en 756. Voilà pourquoi ce règne est le cadre de nombreux contes des « Mille nuits et une nuit. »
L’âge d’or des Abbassides se fonde sur une administration centralisée qui relaie les volontés du pouvoir central et collecte l’impôt.
Les établissements d’enseignement fleurissent. Beaucoup sont accessibles sans considération de la classe sociale.
Les hôpitaux de Bagdad sont réputés. Construits près du Tigre afin d’y puiser l’eau nécessaire au réseau qui dessert chaque pièce, les soins qui y sont dispensés sont fondés sur l’expérience et la rationalité. Les fonds nécessaires à la prise en charge gratuite des malades sont issus de vastes domaines, dont sont propriétaires les établissements de santé.
Intellectuellement, les doctrines sont encore fluctuantes. Les quatre écoles du sunnisme prennent forme sous le règne des Abbassides. Toutefois, seule l’école fondée par Ibn Hanbal est résolument hostile aux autres dogmes.
Enrichie des apports persans, la vie scientifique et artistique est florissante. L’élite compte de nombreux libre-penseurs, que les dévots s’occupent à enquiquiner. Ils obtiennent de Mansour la tête de l’écrivain d’origine perse d’Ibn al-Muqaffa. Le poète Abou Nuwas, amateur d’art, de vin et de jeunes hommes sauve sa vie de justesse en reconnaissant ses « errements ».
Désignés sous les noms de « nihilistes » ou de « matérialistes », ils envisagent la révélation comme un phénomène purement humain. Mahdî et Hâdi les traquent. Ils sont considérés comme des vecteurs de discorde nuisibles à l’unité de la communauté des croyants.
Ce qui est véritablement en jeu, c’est la consolidation du pouvoir au bénéfice des Abbasides . Certes, Haroun effectue plusieurs pèlerinages dans le Hedjaz, et il affiche au fil du temps une orthodoxie de plus en plus sourcilleuse. D’où le surnom d’al-Rachid qui signifie « l’orthodoxe ».
Mais il est aussi préoccupé de maintenir l’empire et de le protéger contre une guerre de succession entre ses deux fils.
Ainsi, ses nombreux séjours à Raqqa, sous prétexte que l’air de Bagdad lui est néfaste, et qu’il convient de purger la région environnante des bandits et des détrousseurs qui y sévissent, est un subterfuge.
Cela lui permet de s’éloigner de Bagdad où logent les dignitaires militaires dont ils se méfie. De plus, Raqqa est une base depuis laquelle il lance des campagnes contre les byzantins, lesquels n’auront d’autre choix que de verser un tribut considérable à ce turbulent voisin.
Avec les carolingiens, les relations sont plus sereines. Des ambassades sont échangées avec Charlemagne. Ce serait à cette occasion qu’une splendide horloge mécanique émerveille la cour franque peu accoutumée au raffinement : « …à chaque heure, un parmi douze cavaliers bondissait à travers l’une des douze portes ouvertes dont le passage déclenchait aussitôt la fermeture. »* Un éléphant blanc aurait accompagné cette horloge au mitant de nombreux autres cadeaux.
A suivre …
*Sigrid Hunke, « Le soleil d’Allah brille sur l’Occident. »