Kuchouk-Hânem est l’une des rares danseuses orientales du 19èmesiècle dont le nom nous soit parvenu. Généralement, les carnets de voyage des différents auteurs font état de danseuses anonymes. Mais Kuchouk-Hânem jouit d’une célébrité qui la fait particulièrement rechercher par les voyageurs de l’époque.
Elle n’est pas la meilleure danseuse de son temps, comme le constate Flaubert, qui préfère de beaucoup la danse d’Hassan El Bilbesi et d’Azizeh. Mais il semble que son charisme et sa présence soient exceptionnels. Ils fascinent les occidentaux auxquels elle vend ses charmes.
L’Egypte des années 1850
Originaire de Damas, elle travaille à Esneh. En effet, en 1834, Méhémet Ali prend un décret interdisant aux danseuses et aux prostituées de travailler au Caire. Le vice-roi souhaite moderniser l’Egypte selon le modèle occidental, et il ne veut pas que l’image de son pays soit associée aux danses lascives et aux amours tarifés. De plus, les religieux, traditionnellement opposés aux représentations des artistes féminines, les juges intolérables lorsqu’elles ont pour public « les infidèles. »
Divine
Elle est dans la vingtaine quand son chemin croise ceux du journaliste américain Curtis et de l’écrivain français Flaubert. Elle est sereine, grande, « splendide » écrit Flaubert. Elle a le teint pâle, des yeux immenses très foncés, des cheveux épais noirs, un tatouage d’écritures bleues sur un bras et de riches bijoux en or. Une de ses incisives est cariée. Elle porte des pantalons roses et une gaze violet foncé autour du torse quand Flaubert la voit pour la première fois.
Surnom et confusion
Les avis divergent sur la signification du nom Kuchouk-Hânem. Pour certains, c’est un surnom d’origine turque qui signifie Petite Princesse. Mais il peut également être traduit par La Dame qui danse. Il est probable que Kuchouk-Hânem choisit ce surnom en connaissant les deux traductions.
Certains voyageurs (comme Maxime Du Camp), repris par des auteurs actuels, confondent Kuchouk-Hânem avec Saphiah, qui fut un temps la favorite d’Abbas pacha. Les deux almées travaillent à la même époque à Esneh. Mais Saphiah n’est pas le nom de baptême de Kuchouk-Hânem, et ce sont deux femmes différentes.
Une almée
Kuchouk-Hânem est une almée. Elle danse en privé, à l’abri des murs de sa maison ou chez des particuliers. Flaubert note qu’elle a «une pose superbe» quand elle joue de la darbouka. Elle est savante et distinguée. Mais elle ne se contente pas de chanter et de danser dans les harems, comme le faisaient les almées en 1800. Elle se prostitue aussi à une clientèle aisée. Elle dirige une maisonnée où vivent d’autres danseuses et des domestiques. Et elle est soumise à de nombreuses taxes, établies et recouvrées à la discrétion de la police locale.
Une carrière dangereuse
A Esneh, les maisons des danseuses sont la cible des raids des soldats albanais et des voleurs. Kuchouk-Hânem fait garder ses bijoux par le chef de la police. Afin d’assurer sa protection, elle loue les services d’un «protecteur.» La présence d’un maquereau à ses côtés contraste avec les pratiques des almées du début du 18èmesiècle, qui exerçaient leur profession dans la sécurité (selon les critères de l’époque) et en toute indépendance.
Vibrations et ondulations
«Les vagues aigues de la musique balayaient la pièce, échouant en mesures régulières contre son immobilité, jusqu’à ce que soudain toute sa masse extérieure trembla en rythme avec la musique. Ses mains étaient levées, jouant des crotales, et elle tourna lentement sur elle-même, sa jambe droite pour pivot, contractant à merveille tous les muscles de son corps. Quand elle eut achevé de tourner autour du point où elle se tenait, elle avança doucement, tous les muscles tressautant en mesure avec la musique, et avec des contractions puissantes et continues.
C’était une gymnastique singulière et superbe. Il ne s’agissait pas de danse élégante – sauf le mouvement dansé quand elle avançait, jetant une jambe devant l’autre comme dans la danse bohémienne. Mais le reste était le plus sensuel mouvement – pas l’agile cour de la passion alanguie, mais l’âme de la passion ébranlant tous les sens, et frémissant dans chaque membre. C’était l’intensité même du mouvement, concentrée et perpétuelle. S’arrêtant subitement, les muscles bougeant toujours, Kuchouk tomba à genoux et se contorsionna, avec son corps, ses bras et sa tête sur le sol, toujours en rythme – toujours jouant des crotales, et se releva de la même façon… elle s’assit, et après cet extravagant et violent effort, était froide comme le marbre. » (Traduction d’après G.W.Curtis.)
Une femme mutilée ?
Pour rassurer une de ses maîtresses qui, à la lecture de ses aventures galantes en Egypte, est folle de jalousie, Flaubert écrit dans une lettre datée de mars 1853 : « La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d’occupations où tourne son existence. Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu’on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d’icelle. » Il est donc probable que Kuchouk-Hânem,dont la danse est éclatante de sensualité, soit excisée.
Kuchouk-Hânem. Ce nom me fait rêver depuis la première fois que je l’ai lu dans un ouvrage dédié à la danse orientale. Il fallait que j’aille à la rencontre de celle qui l’avait porté d’une façon si éblouissante. J’ai découvert une artiste attachante et une femme résignée, parfois brutale, vivant dans un contexte d’insécurité et de rapports de forces. Elle buvait beaucoup de raki durant les heures passées avec ses clients. Quand il va lui faire ses adieux, Flaubert trouve qu’elle « a l’air fatigué, et d’avoir été malade. »Ses dates de naissance et de décès sont inconnues. Il est probable qu’elle soit morte jeune.
Elle est LA danseuse orientale immortalisée par la littérature occidentale.