Le mot « harem » désigne un lieu clôt soumis à des règles particulières. Sa finalité est d’établir avec certitude la descendance de son propriétaire. Il reste le privilège des plus fortunés.
Lieu de privation de liberté, il est aussi un espace de relative sécurité. Cette enceinte offre aux femmes des conditions matérielles d’existence douces. Elles sont à l’abri des tâches pénibles et des agressions.
Les harems sont peuplés majoritairement d’esclaves. La possession s’oppose à l’hymen. Dès lors, celles qui sont bénéficiaires d’un contrat de mariage sont des femmes nées libres qui ont été offertes aux fins de favoriser des alliances. Ce qui est l’originelle visée de l’union légale dans de nombreuses civilisations, dont l’occidentale.
Les sœurs et les filles non mariées du propriétaire sont également présentes.
La mère du propriétaire domine et régente cet univers. Toutefois, son autorité n’est pas sans partage. En effet, les eunuques, qui ont la confiance du maître , exercent un pouvoir redoutable.
Sur cet échiquier, il est convient d’identifier avec clairvoyance ses amis et ses ennemis. Par des échanges de faveurs, des liens se nouent entre ceux et celles qui poursuivent des objectifs communs. Les factions règnent sur les existences.
Le harem du sultanat est organisé selon une hiérarchie conservée depuis la naissance de l’institution.
A la base, les esclaves. Selon leurs aptitudes, elles sont affectées à des activités très diverses. L’entretien du harem, les cuisines, le service à table, le service de celles qui sont plus avancées qu’elles dans la hiérarchie, la broderie, les arts pour divertir, l’intendance quotidienne sont assurés par des esclaves.
Plus une tâche est susceptible de rapprocher l’esclave du regard du sultan, plus elle est convoitée et réservée à celles qui savent se rendre utiles à la faction la mieux opérante.
Après les esclaves viennent les favorites, savoir celles qui partagent sporadiquement la couche du sultan.
Puis les concubines. Elles sont qualifiées par la régularité avec laquelle le sultan les visite. Si elles enfantent un mâle, elle accèdent à l’échelon le plus élevé dans la hiérarchie, juste après celui de Valide Sultane, qui est celui occupé par la mère du sultan régnant. Elle sont alors désignées sous le titre honorifique de « mère de tel. »
Depuis Bayezid 1er (1389 – 1402) les sultans ne contractent plus de mariage légal. Or, ce dernier est un contrat qui donne à l’épouse le droit au versement d’une somme forfaitaire qu’elle conserve en cas de divorce.
Femmes nées libres ou esclaves, les unes et les autres possèdent pour toute ressource les cadeaux offerts par le sultan, ou d’éventuels biens venant de leur famille.
Celles distinguées par la naissance d’un fils sont invitées à quitter les privautés du sultan. Un nouveau lieu de résidence leur est attribué. Elles y séjournent avec leur suite. Quand leur fils est en âge de gouverner, il est nommé dans une province de l’empire.
Au XVe siècle, en l’absence de règle de succession indiscutée, Mehmed II entérine la coutume du fratricide. Au sens large. Celui qui monte sur le trône fait assassiner ses frères, voire ses cousins et ses neveux. La légende fait d’une cordelette de soie l’instrument de ces exécutions. Elles sont réalisées par « les muets du sérail », nommés ainsi en raison de leur aptitude à tuer dans un parfait silence.
Dans un contexte où les maladies emportent de nombreux enfants, la perspective de voir assassiner son fils cause des réactions différentes chez les mères. Certaines se résignent et imaginent le mausolée qu’elles consacreront à l’assassiné. Leur avenir est tracé. Elles seront pensionnées et couleront leurs vieux jours dans une ville impériale. A la mort, elles rejoindront la tombe de l’exécuté.
D’autres lancent dans le combat toutes leurs ressources pour que leur fils monte sur le trône. Certes, il est question de le voir vivre. Mais il serait naïf d’oublier qu’il s’agit aussi, et peut-être principalement, de prendre le titre de Valide Sultane et de dominer dans l’ombre.
Tout cela !
Dès lors, il est fleur bleue de considérer la relation de Süleyman et d’Hürrem comme une pure histoire d’amour.
Il est probable qu’il ait été profondément amoureux. Ses actes et ses écrits témoignent des sentiments d’immédiate proximité et de plénitude qu’il éprouve.
Pour Hürrem, il est sans doute vrai qu’une relation ne dure pas 38 ans sans un minimum d’affection. Soutenu par son enthousiasme au déduit. Mais Hürrem est avant tout mouvementée par l’objectif d’être l’unique intime de Süleyman, de conquérir le titre pour son fils chéri Selim, et d’exercer le pouvoir par son intermédiaire.
Les contemporains ne s’y trompent pas. Un voyageur écrit en 1530 que Süleyman « lui [à Hürrem] porte un tel amour que ses sujets, étonnés, disent qu’elle l’a ensorcelé, c’est pourquoi ils l’appellent Ziadi, terme qui signifie sorcière. »*
En 1521, Hürrem met au monde Mehmed. Il mourra en 1543 de la variole. Il entre en concurrence avec Mustafa, le fils de Mahidevran.
L’urgence pour Hürrem est de maintenir sa présence dans la couche du sultan afin de lui donner d’autres fils. Usant avec brio et humour des protocoles, et profitant de l’amour du sultan, elle transforme la relation génésique en relation sentimentale.
Cet accès au lit impérial est un succès. D’abord, en 1422, elle donne naissance à une fille, Mihrimah. C’est un pion qu’elle mariera à Rüstem Pacha, l’un des grands vizirs qui se succèdent à la tête de l’empire.
Sans faillir, en 1422, naît un fils Abdullah, qui vit seulement quelques années. Puis, en 1424, c’est la naissance de Selim, l’enfant chéri. Suit Bayezid en 1525. Enfin, en 1531, elle met au monde Djihanguir. Malade et bossu, sa mère lui prodigue des soins permanents, dont elle informe Süleyman dans le cadre de leur correspondance. Elle est très attaché à cet enfant.
En dix années, elle réussit le pari d’enfanter non pas un héritier potentiel, mais cinq. Dès lors, peut-être volontairement, sa fécondité se tarit, et elle passe à l’étape suivante de son plan, savoir éliminer Mahidevran et Mustafa.
L’ambassadeur de Venise raconte comment Hürrem aurait provoqué une vive altercation avec sa rivale. Les deux mères en viennent aux mains, ce qui laissent moult traces sur leurs visages, outre les cheveux violemment arrachés.
Lorsque Süleyman demande à voir Hürrem, elle lui fait répondre qu’il lui est impossible de se présenter devant lui dans cet état, la honte et le respect du regard impérial l’en empêchant. Alors, le sort de Mahidevran est scellé. Le coeur de Süleyman bascule définitivement du côté d’Hürrem, qui lui fait ressentir ce que serait l’existence sans elle.
Mahidevran est éloignée. En 1533, elle suit Mustafa nommé gouverneur de Manisa.
L’année 1534 est plus faste encore.
En mars, Hafsa Sultane, la Valide Sultane décède. Favorable à l’accession au trône de Mustafa et protectrice d’Ibrahim Pacha – le grand vizir et confident de Süleyman – elle était devenue une ennemie d’Hürrem, qu’elle qualifiait de « traîtresse » et de « viande vendue. » Cette disparition donne les pleins pouvoirs sur le harem à la mère des cinq fils.
Pouvoirs qu’elle établit plus profondément encore deux mois plus tard. Süleyman l’affranchit et … l’épouse légalement. Outre les rumeurs de monogamie qui scandalisent l’empire, ce mariage choque tellement le sérail, que les chroniqueurs passent l’événement sous silence. Seule la mention du montant de la somme qui revient à Hürrem est parfois évoquée.
Ainsi affermie dans sa puissance, Hürrem tourne son regard vers le confident et grand vizir de Süleyman, Ibrahim Pacha. L’indéfectible amitié qui unit l’esclave d’origine grecque et Süleyman irrite considérablement Hürrem. Leurs relations ne sont pas au beau fixe, d’autant qu’Ibrahim pencherait plutôt pour Mustafa. Or, il a des défauts voyants que ses détracteurs vont utiliser avec discernement et efficacité.
A suivre …
*Frédéric Hitzel, Soliman le Magnifique, sultan flamboyant